Bénin – Dans les méandres du pouvoir Yayi : la « Mémoire du chaudron » (épisode 18, 19 et 20)

L’ancien Conseiller technique à la communication du président Boni Yayi, Tiburce Adagbè, rend public ses mémoires des faits vécus à la présidence de la République entre 2006 et 2011. Intitulés la « Mémoire du chaudron », les écrits croustillants de Tiburce Adagbè rentrent dans les méandres du pouvoir Yayi. 

Voici les épisodes 18 à 20 de la « Mémoire du chaudron ».

Mémoire du chaudron épisode 18

Je ne sais si mes compagnons captaient les mêmes signaux que moi. Mais l’orchestration de la séance me semblait porter un message. Je n’espérais pas rencontrer un artiste particulièrement humble, mais là il était évident que Alekpehanhou avait sa petite idée sur les gens assis en face de lui. Un détail attira particulièrement mon attention. C’est ce mouvement presque imperceptible des muscles de sa mâchoire pendant qu’il écoutait Hervé Djossou introduire la séance.

En termes clairs, je soupçonnais notre hôte de s’être glisser une noix sous la langue. C’est vrai qu’en ce temps là, Charles n’était pas exempte de tout reproche. Dans le zèle de son engagement yayiste, il avait signé quelques textes excessifs dans son journal « Le Matinal ». Par exemple, à la suite d’une déclaration politique de Adrien Houngbedji, il signa un brûlot sobrement intitulé « Kerekou fait tout au Nord » et dans lequel il conduisit sans ménagement et dans un style très saccadé dont il avait le secret, une protestation intellectuelle contre cette victimisation latente qui s’observait au sein d’une partie de la population par rapport à la longévité du pouvoir d’État dans les mains de Kerekou, originaire bien entendu du nord.

Un état d’esprit auquel Houngbedji essayait habilement de donner écho sans en paraître. Évidemment, dans cet éditorial que Charles signa à la Une de son canard sous la rubrique « Façon de voir », des expressions tout aussi condamnables comme « Nord »… « Sud »… « Populations du nord »… « Populations du Sud », voltigeaient à longueur de texte. Il remettra le couvert plus tard dans la fièvre du vote de la loi sur la résidence obligatoire, avec une machette sans équivoque : « Kerekou veut brûler le pays« .

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Je pensais pas forcément que notre hôte avait forcément lu ces faits de plume de Charles, mais j’étais très convaincu que l’interdiction qui fut faite à l’animateur en langue fongbe de Océan FM de continuer à ouvrir l’antenne avec le tube ethnocentrique de Alekpehanhou, était parvenu jusqu’aux oreilles de l’artiste qui devrait bien savoir suivre le comportement de ses différentes oeuvres musicales sur les radios.

D’ailleurs je ne manquai pas d’attirer l’attention de Charles sur cet aspect de la situation qui pourrait bien ne pas rendre particulièrement fluide notre entrevue. Mais cette mâchoire de l’artiste qui bougeait comme celle d’un ruminant me posait un problème d’un tout autre genre. Nous prenaient-ils pour des entités spirituellement hostiles ? Nous avait-il laissé mariner dans son séjour, le temps de mâchouiller quelques feuilles ou dire quelques paroles fortes ? Trêve de supputations.

Je savais à peu près l’approche que Charles avait sur ce genre de sujet ; une approche très utilitaire. Capter et utiliser les forces spirituelles d’où qu’elles viennent, pourvu qu’elles servent à obtenir un résultat. Ainsi, bien que portant ce prénom très occidental, il savait exhiber un second prénom musulman plus discret pour faire bonne figure lors des célébrations mahométanes. Il croyait à tout… ou alors il ne croyait à rien du tout.

Mais il savait prendre la fois religieuse de ses compagnons avec beaucoup d’esprit d’ouverture, comme ce jour où je descendis lui porter un message au rez de chaussée de l’immeuble qui abritait son groupe de presse à Atinkanmey. Je le trouvai là, chez son beau-frère, Oba Denis, en train de faire la chaude gorge autour d’une petite dame-jeanne dans laquelle une mixture brunâtre d’alcool noyait un cobras momifié et roulé en colimaçon. Charles me tendit vaillamment un verre pour que je me serve. Ce que je rejetai avec fermeté et courtoisie. « Ah te voilà, vous les pasteurs. Ça c’est pas du gris gris hein…C’est pour être garçon à la maison ». Nous éclatâmes de rire.

Denis Oba avec qui je n’étais pas encore très habitué, enchaîna avec une autre blague qui permit à Charles de me répéter une mise en garde qu’il me ramenait très souvent : « Tiburce, dis à Yayi qu’il ne peut pas gérer le Bénin avec la Bible« . « Et pourquoi ? » lui demandai-je. « En tout cas, faites pour vous, nous allons faire pour nous« , asséna-t-il puis, jamais à cours d’une confidence souvent improbable mais sur laquelle il s’empressait de prendre à témoin la tombe de sa mère, il nous raconta quelques « courses » qu’il faisait pour la protection de Yayi dans certaines contrées éloignées du nord.

Lorsque Hervé Djossou eu fini de présenter le décor, un court silence régna, au bout duquel je pris la parole pour exprimer de façon plus précise notre souhait de voir Alekpehanhou figurer sur notre album de campagne. Je passai ensuite la parole à Charles qui répéta le même souhait.

L’artiste qui, jusque-là était resté très silencieux, se racla légèrement la gorge puis, dans un français impeccable qui détonnait avec son accoutrement, nous remercia pour l’honneur qui lui était ainsi fait puis… « plusieurs groupes politiques sont déjà passés ici me solliciter pour divers candidats. Ils ont sûrement vu l’impact que mes oeuvres ont sur mon public. J’entends aussi beaucoup parler de votre candidat, Yayi Boni. Je n’ai rien contre sa personne. Mais par principe, je me suis interdit de participer à des enregistrements d’albums pour quelque candidat que ce soit. Ce qui reste cependant faisable, ce sont des prestations en live lors de vos meetings, avec interdiction d’enregistrer« .

Silence lourd dans la salle. Hervé reprit la parole et essaya quelques plaidoiries. Charles resta silencieux. Je pris la parole pour insister sur notre volonté d’avoir une composition à la gloire de notre candidat, signée par lui. Il ne rejeta pas l’idée, mais maintînt son refus de se faire enregistrer. « Même si c’est à Parakou que vous m’invitez, je suis prêt à venir. Mais ce sera en live avec interdiction d’enregistrer » reprécisa-t-il.

Je ne sais plus trop bien comment la séance prit fin. Mais une chose est claire, elle fut un échec. J’avais le sentiment que l’artiste était dans une posture. Je commençai par penser à la solution alternative. Un ancien camarade de classe du lycée Houffon était très régulier à Mougnon et m’avait déjà passé une fois au téléphone l’artiste Somadjè Gbesso. On verra bien ce qu’on verra…

Mémoire du chaudron épisode 19

Le vibreur de mon téléphone m’arracha à mes réflexions. J’avais encore quelques doutes sur la pertinence de la proposition qu’un de mes anciens camarades du Lycée Houffon me fit, de remplacer au pieds levé Alekpehanhou par Somadjè Gbesso, le virtuose du rythme « alokpe ». Il est vrai que son tube « monlikoun » avait fait un immense tabac pendant plusieurs années sur le plateau d’Abomey. N’empêche qu’il passait dans mon esprit pour être un pis-aller.

C’était la seule alternative qui se présentait et il fallait faire avec. Mais ce qui me marqua déjà positivement chez cet artiste d’un naturel surprenant, c’est le ton du court échange téléphonique que j’eus avec lui lorsqu’on me le passa trois jours plus tôt depuis son village de Mougnon. Il était plutôt reconnaissant d’avoir été sollicité. Ce qui facilita les discussions que nous bouclâmes en moins d’un quart d’heure. De toutes les façons, me disais-je, on ne perd rien à essayer.

En plus les délais très courts entre la prise de contact et l’enregistrement en studio ne semblait pas lui poser un problème particulier. Et il avait d’ailleurs trouvé une manière originale de conclure notre échange téléphonique en poussant la chansonnette. Il avait la bonne humeur contagieuse et cela ne me déplaisait pas.

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Quand je decrochai le téléphone ce matin, je reconnu facilement sa voix. Lui et sa troupe, en route pour Cotonou, étaient déjà à l’entrée de Abomey-Calavi. Ils étaient un peu en avance sur l’heure du rendez-vous. Je le mis aussitôt en relation téléphonique avec Richmir Totah pour qu’il l’orientât vers le studio d’enregistrement dans un trou perdu de Vodjè. Mais malgré l’assurance que je lui donnais que son correspondant téléphonique réglerait toutes les commodités contractuelles avec lui, il insistait fermement pour me voir. « koï plézident… » s’agaça-t-il presque.

Je finis par promettre de faire un tour au studio, pour ménager sa susceptibilité. Quand Richmir m’appela moins de deux heures plus tard, il ne tarissait pas d’éloges. « Tibo, Gbesso est bon, il est bon…il est bon. Formidable ! Formidable ! Passe à Vodjè. On vient de finir ». Surexcité, je déboulai en quelques minutes dans ce domicile quelconque de Vodjè où se trouvait le studio retenu pour les enregistrements.

A mon arrivée, je ne fis presque pas attention à la petite foule bigarrée à l’entrée de la maison. C’était pourtant le groupe folklorique, auteur du chef-d’œuvre que je courais déguster. C’était une douzaine de jeunes garçons et de jeunes femmes dont je remarquai avec surprise qu’une était remontée à l’arrière de la Peugeot 404 « bâchée » branlante pour allaiter son bébé.

Les autres étaient assis sur de vieux bancs probablement descendus de la camionnette. N’ayant pas remarqué au milieu d’eux l’artiste dont je connaissais la silhouette, même si je ne l’avais encore jamais rencontré physiquement ; je saluai vaguement l’attroupement puis fonçai à l’intérieur de la maison. Dans la cour, je reconnus Somadjè Gbesso en chaleureuse compagnie avec Richmir.

Les accolades que j’échangeai avec l’artiste furent si enthousiastes qu’on eu dit de vieux amis. « Plézident », me dit-il, je ne pouvais pas venir jusqu’ici et repartir sans te voir, tout n’est pas question d’argent. Sa réflexion était si juste que j’en éprouvai une vraie gène. Je bredouillai quelque chose en le tapautant légèrement dans le dos. « Ton repas est déjà prêt, tu vas y goûter non ? » me dit-il, le sourire en coin et en clignant maladroitement de l’œil.

Ensemble, nous montâmes dans la chambrette tenant lieu de studio d’enregistrement. Il n’y avait pas suffisamment de casques d’écoute. Nous nous amassâmes carrément derrière la console de mixages. Aux premières notes, un frisson me parcouru. C’était de l’or massif. Le texte qui mélangeait humour, gouaille et allusions était à la fois profond et accessible ; le tempo, emprunté à son titre à succès  » Moulikoun » n’avait plus besoin d’étiquette.

C’était clair, ce tub ferait un malheur à Abomey et environs pendant la campagne officielle. Je saluai le génie de l’artiste en secouant vigoureusement et longuement ses deux poignées. « Les chemins sont ouverts pour le candidat, mais n’oublie pas Glinvi Somadjè » , me glissa-t-il. Je promis le voir personnellement à Abomey avant le début de la campagne officielle.

Après tout, les vecteurs par lesquels on devrait présenter Yayi sur le plateau d’Abomey, méritaient tous les soins. Même si celui qui croyait le moins à l’acceptation d’un candidat du nord par les populations de cette partie du pays était Yayi lui-même. Du moins jusqu’à un certain mois de février 2005 où eu lieu sa première rentrée politique, quoique discrète, dans la cité historique que Paulin Dossa, mon frère aîné Albert et moi le crontraignîmes à faire.

Son incompréhensible résistance à notre requête dura des mois sans que je ne puisse vraiment m’en expliquer les raisons. Nous parcourions le pays dans tous les sens, mais chaque fois que j’évoquais avec lui la nécessité toute naturelle pour lui d’aller à Abomey, il trouvait immanquablement une excuse, un prétexte. J’avais fini par me rendre compte que c’était plus le fait d’un complexe profondément enfoui en lui que d’un quelconque rejet.

Yayi ne nourrissait pas un rejet vis a vis des fons. Il me semblait plutôt avoir un profond complexe d’infériorité chaque fois que l’un d’entre eux exécutait son numéro de prince devant lui. Un douloureux complexe qu’il soignera tout au long de son règne à coups de limogeages humiliants, d’héliportage de rois, de séjours répétés dans la cité royale. Il était d’ailleurs convaincu que son plus gros obstacle pour cette compétition politique majeure viendrait de cette région.

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Nous avions beau lui faire régulièrement le point sur l’accueil enthousiaste que rencontraient depuis des mois les calendriers à son effigie dans la ville d’Abomey, sa méfiance n’en était encore que plus grande. Un jour que le poussai dans son dernier retranchement, il finit par me donner une explication politique de sa circonspection qui, bien entendu, me parut très peu convainquante. Il me raconta dans les détails des propos, une séance qu’il eu avec Nicephore Soglo et qui tourna en un exercice de lavage de cerveau.

Le vieux président lui conseilla en effet, sans que ce ne soit pourtant l’objet de leurs échanges, de passer son chemin chaque fois que quelqu’un essaiera de lui faire croire qu’il peut être président dans un pays comme le Bénin. D’ailleurs, aurait ajouté le patriarche manipulateur, on sort de la fonction présidentielle par deux portes possibles : la prison ou la morgue. Pourtant lui-même Nicephore Soglo était vivant et n’était pas en prison. Yayi qui n’était pas dupe sur cette grossière tentative de pression psychologique, en tira des conclusions inattendues.

Si le président Soglo descendait à ce niveau d’exercice, c’était qu’il le voyait lui Yayi, comme un danger à l’épanouissement des ambitions présidentielles de son fils Lehady. Et dès lors il lui fallait être doublement prudent dans ses opérations de charme à l’endroit de l’électorat fon que le président Soglo gardait comme un mari jaloux garde une épouse. Yayi craignait-il un crime passionnel ? Faire des escales régulières dans la ville cosmopolite de Bohicon lui paraissait nettement moins provocateur vis-à-vis de Soglo dont la théorie des deux portes de sortie qu’il disait tenir de feu Houphouët-Boigny, sonnait comme un ferme avertissement.

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Le directeur général du CBDIBA, Patrice Lovesse, un des plus anciens soutiens à sa candidature, servait quelques fois de couverture à ces escales très intéressées. Mais Abomey resta pour un trou noir, jusqu’à ce samedi matin où il nous me demanda de le rencontrer à Bohicon. Il revenait de Tchaourou et avait enfin décidé d’affronter sa peur. Il voulait aller à Abomey. L’énigmatique Abomey…!

Mémoire du chaudron épisode 20

L’étroite cour de la résidence du jeune pasteur titulaire de l’église évangélique des Assemblées de Dieu de Bohicon grouillait du petit monde des cadres chrétiens venus rencontrer le « frère Yayi de la Boad » pour une séance d’échanges et de prière autour d’un déjeuner. En ce samedi caniculaire de février 2004, la ville-carrefour craquait sous une chaleur de four. Le rendez-vous initialement prévu pour 13h n’avait pas encore démarré à 14h.

Le pasteur sortait de temps en temps en courant, le téléphone vissé à l’oreille, cherchant dans la cour un endroit où le réseau GSM serait le plus clément possible. Son excitation jetait un froid dans l’assistance. Tout le monde essayait, à partir de ses réponses, de deviner les messages qu’il recevait de son interlocuteur qui, vu le contexte, ne pouvait être que l’invité de marque attendu et pour lequel le pasteur gérait un comité de soutien dans le milieu évangélique de la ville et alentours.

Et puis c’était cela les réseaux GSM en ce temps-là. Rien n’était évident lorsque vous lanciez ou receviez un appel. De sorte que vous étiez obligé d’avoir votre point de contact GSM dans votre domicile. Et ce point pouvait parfois peut-être un endroit très improbable comme par exemple un cabinet de WC où …la margelle d’un puits.

« Le frère est là », annonça triomphalement le pasteur, avant de poursuivre « Je cours les orienter à l’entrée de la rue ». Ça devenait enfin intéressant. Mais ce qui nous intéressait, mon frère aîné et moi, et qui avait motivé notre déplacement de Cotonou ce jour-là, ce n’était pas ce déjeuner dont nous savions à peu près le déroulé et le contenu rôdé des prises de parole.

Ce qui nous intéressait, c’est le programme d’après : Abomey. Nous avions enfin fini par obtenir que Yayi s’y rende. Et le motif pour qu’il le fasse en ce début d’année était tout trouvé. Il allait saluer et présenter ses voeux de nouvel an aux rois. Ce n’était pas très compliqué pour nous d’organiser tout ceci par téléphone. L’enthousiasme sur le terrain était surtout perceptible dans mon quartier où les calendriers imprimés par Tundé et Djossou trônaient dans chaque chambre.

Et puis je savais, par l’intérêt très marqué qu’exprimait mon père pour la candidature de Yayi, qu’il était allé « prendre ça voir » (consulter l’oracle comme c’est la coutume dans cette région)…et que c’était positif. Je savais qu’il prenait rarement une initiative sans aller consulter. Le maître du Fâ chez qui ses pas le conduisaient chaque matin pour avoir les explications sur son songe ou le rêve de la nuit précédente en était devenu un de ses amis les plus proches.

Mais la ligne de communication entre lui et moi s’était rompue sur ce genre de sujet depuis mon baptême évangélique en 1997. Il respectait ma nouvelle orientation spirituelle, même si je pouvais lire parfois en lui le désarroi de ne pouvoir partager avec moi certains messages préoccupants qu’il tenait du Fâ. Mais je comprenais bien dans l’approche qu’il avait de certaines de mes aventures, le résultat de sa consultation à ce sujet. Cependant, jusqu’à sa mort, nous n’avions plus jamais échangé directement sur ce type de lecture de l’avenir. Je ne savais pas faire semblant.

Quand Yayi fit son entrée dans le domicile et s’installa à la place qui lui était réservée en légère surélévation sur la véranda, il insista pour que je me mette à côté de lui. Ce qui ne me paraissait pas pratique, en raison des intempestifs coups de fil induits par les préparatifs de l’étape suivante, celle d’Abomey. Je finis néanmoins par obtempérer. Après tout, mon frère aîné était là et c’était lui le vrai métronome de l’organisation de l’entrée de Yayi dans la cité royale. Il était largement en avance sur moi dans les prises de contacts.

« Nous irons très vite, parce qu’après ici, je dois me rendre à Abomey » déclara Yayi à mon immense soulagement. Nous pouvions enfin confirmer à nos relais sur le terrain sa venue. Ce que commença aussitôt à faire mon frère. Yayi demanda une présentation rapide des membres de l’assistance. La majorité était composée d’animateurs locaux d’ONG, d’enseignants, d’un ou deux cadres de l’administration publique. Je ne fis pas très attention au profil nettement plus ambigu de l’un de ces « cadres chrétiens ».

Il se présenta comme un expert en gestion de quelque chose que je n’ai pas vraiment bien retenu. J’ai su à la fin de la réunion dans la chaleur des accolades interpersonnelles qu’il manageait péniblement une école privée d’enseignement des sciences de la gestion, sur place, à Bohicon. Une école qui ne devrait pas avoir grand éclat, puisque je n’en avais jamais entendu parler que par lui-même. Finalement je compris que l’école avait pour nom « Le défi ». Taciturne et réservé, il me déclina son identité : Martial Sounton…

Les nombreux dos d’âne à la hauteur de Djimè annoncèrent notre entrée dans Abomey. J’étais assis à côté de Yayi, sur la banquette arrière de sa Mercedes de président de la Boad. Il avait souvent emprunté la bretelle Bohicon-Abomey-Azovè pour descendre sur Lomé, mais c’était la première fois qu’il découvrait réellement la ville d’Abomey. Arrivés au rond-point de Goho, nous empruntâmes l’axe droit du triangle que formait la place Goho, puis roulâmes par une chaussée parsemée de crevasses jusqu’à l’actuel Lycée Jeanne-d’Arc, anciennement Lycée Mafory Bangoura.

Là nous tournâmes dos au portail principal du lycée puis nous engageâmes péniblement sur la voie en terre à droite. La voiture était très basse et la descente sur la voie terre battue provoqua, malgré la dextérité légendaire du vieux chauffeur Tankpinou, un raclement si bruyant en bas de la carrosserie, que je sentis des brûlures au fond de mes tripes.

Ensuite, sur 800 mètres, il fallut régulièrement freiner pour trouver la meilleure façon d’emprunter certains ravinements laissés par la dernière saison des pluies. Je connaissais de mémoire toutes les aspérités significatives de cette voie, parce que c’était elle qui menait chez moi, dans ma maison familiale, cet amas désordonné de bâtiments en terre rouge ferrugineux et aux toits en tôles corrodées par la rouille.

Je ne sus comment me l’expliquer, mais quand la Mercedes s’immobilisa devant le portail privé de mon père, une foule chaleureuse d’enfants, de femmes et d’hommes déferla de l’intérieur de la maison avec des chants d’accueil. Certains brandissaient des calendriers à l’effigie de Yayi, datant de l’année précédente. Je constatai alors une illumination indescriptible dans le visage de Yayi. Une illumination telle que je ne crois plus avoir jamais revue.

Le séjour de mon père qui avait été apprêté pour le recevoir fut pris d’assaut par une foule curieuse et émerveillée. « Oyégué! gnan dié », entendait-on murmurer dans la foule. Ce qui, traduit en français, signifie « tiens…! tiens…! tiens …! Voici l’homme ». Je voyais aussi, avec émerveillement, la surexcitation de mon père. Ce qui n’était pourtant pas dans sa nature. C’était un personnage extrêmement cérébral, très peu enthousiaste et surtout casanier.

Il n’avait jamais été à l’école mais avait, à force de volonté et de détermination, atteint un niveau de lecture et d’expression en français surprenant. Pendant que j’étais au journal Le Progrès, j’étanchais sa soif de lecture en lui envoyant des lots de vieux numéros de toutes sortes de tabloïds qu’il lisait avec application. Et même parfois, j’étais surpris de l’entendre étayer brillamment un argumentaire politique par une information qu’il avait puisée dans un des journaux usés par le temps. Car le débat politique était à ce point sa passion, qu’il pouvait l’assouvir en allant rechercher un partenaire de débat à l’autre bout de la ville.

Ce qui me donnait surtout envie de le voir et de l’écouter, c’était sa maîtrise de la langue fongbé qu’il utilisait de façon très imagée, capable des caricatures verbales les plus ingénieuses. Ses traits de caractère étaient si diamétralement opposés à ceux de ma mère que je m’étais souvent demandé comment les deux ont pu se retrouver ensemble.

Ma mère était en effet chaleureuse et exubérante de nature, se faisant par exemple tantôt belle-mère tantôt bru de la moitié du grand marché de Parakou, et oubliant rapidement les blessures de la veille. Personnellement, et pour autant que je puisse en être un juge pertinent, je crois tenir plus de mon père que de ma mère. Mais parler de soi, on le sait, n’est que poésie. C’est à vous de juger.

La séance fut très chaleureuse et mon père , en prenant la parole, fit une boutade, la même qu’avait déjà faite mon ami et complice des débuts de cette aventure, Serge Loko. Mais il préféra le dire en fongbé, bien qu’il eût pu le dire en français. Ce qui provoqua un immense éclat de rire chez Yayi.  » Il n’y a plus à voir ni à gauche ni à droite. C’est le prochain président du Bénin qui se tient ainsi assis dans mon modeste salon » , avait-il dit, enflé de fierté.

Le soir tombait inexorablement et nous n’avions pas encore attaqué les gros morceaux de notre programme. Nous étions attendus au palais royal de Gbingnido chez le roi Agoli-Agbo et à Djimè chez le roi Houédogni Béhanzin. Sur la pression de mon frère aîné Albert, notre séance fut donc écourtée et nous nous ébranlâmes vers Gbingnido dans le sud de la cité.

Nous étions assis depuis une demi-heure dans cette salle d’audience royale où régnait un calme tout aussi royal. Notre délégation, composée d’une dizaine de personnes avait été disposée dans la salle d’audience par un des protocoles du roi, de sorte que Yayi se retrouve en face de sa majesté dès que celui-ci ferait son apparition. Une fois encore Yayi avait insisté pour que je sois à côté de lui. Deux femmes de la cour royale se tenaient assises sur des nattes déployées à même le sol, de part et d’autre du siège, les pieds impeccablement allongés.

Au bout d’un moment, une jeune femme fit son entrée dans la salle avec sur la tête, une grande bassine qui fut posée sur une table basse directement devant nous. La bassine contenait toutes sortes de liqueurs rares. Une autre femme entra avec un grand plateau de verres à boire. Très poliment , nous fûmes invités à « mettre la bouche dans l’eau ». Yayi ne savait trop quelle attitude tenir. « On ne refuse pas », lui murmurai-je. Il finit par concéder une petite sucrerie.

Pendant ce temps, quelqu’un entra de nouveau dans la salle puis s’avança jusqu’au milieu avant de nous porter le message de bienvenue du roi qui devrait apparaître d’un moment à l’autre. Yayi se leva comme s’il était pris d’un besoin pressant, puis me fit discrètement signe de le rejoindre dans la cour. Ce que je fis aussitôt. Il fit également signe à son garde-du-corps qui devisait tranquillement avec le chauffeur, sous un arbre, dans la vaste cour impeccablement balayée.

Ce garde-du-corps était également son cousin et l’homme le plus fidèle que lui ai connu à ce jour. Yayi avait une préoccupation. Il fallait immédiatement doubler ou tripler le geste qu’il prévoyait de faire à sa majesté. Rien que l’accueil et la prestance du dispositif protocolaire royale pulvérisait toute l’évaluation qu’il avait faite jusque-là de l’envergure de son hôte. Il retourna à sa voiture puis ressortit quelques instants après. Nous regagnâmes ensuite la salle. Presqu’aussitot après notre retour, un mouvement d’hommes et de femmes se fit sentir au loin, dans une des arrière-cours.

Le mouvement se rapprocha de plus en plus. Et comme sur une planche de théâtre, le roi Dedjalagni Agoli-Agbo fit son entrée au milieu de ses reines, suivies de quelques princesses toutes torse nu, merveilleusement tatouées de craie blanche à la poitrine et sur les épaules. Sur un signe de main de Yayi, nous nous mîmes tous à quatre pattes en guise de prosternation. Le roi, une fois installé sur son siège royal, nous exhorta à rejoindre nos sièges. Ce que nous fîmes avec empressement. Mais Yayi refusa et insista pour garder sa posture de soumission, malgré les nombreuses relances du roi.

Ce qui obligea deux ou trois d’entre nous à le rejoindre à nouveau dans cette position. Après la présentation des civilités, un de mes cousins prit la parole après moult prosternations, pour planter le décor. « Votre fils est venu saluer le palais », ponctua-t-il. Le roi prit la parole et fit une blague qui nous fit tous éclater de rire. « Vous avez parlé, mais c’est ce que vous n’avez pas dit que j’ai le mieux compris », dit-il. Puis il enchaîna : « Beaucoup viennent déjà saluer le palais ici, pour une raison que nous savons sans savoir. Mais celui dont j’ai vu l’étoile, c’est lui ».

Un tonnerre d’applaudissements remplit la salle. « Nous n’allons pas trop vous retenir », enchaîna-t-il, « Je sais que mon frère de Djimè vous attend aussi. » On me fit discrètement signe que le chauffeur Tankpinou me demandait dehors. Je ressortis sans attendre. Il était face à une impasse. Il venait de constater que le carter du moteur de la Mercedes était fendu et avait laissé couler toute l’huile à moteur sous la voiture. Impossible d’essayer quoi que ce soit. Dans la précipitation nous récupérâmes une autre voiture d’un membre de notre délégation qui nous avait rejoint au palais. Il devrait s’agir, si ma mémoire est bonne, de monsieur Satchivi, pas le président de la Ccib, mais son frère…

A notre arrivée au palais de Djimè, nous trouvâmes. Sa Majesté le roi Houédogni Béhanzin et toute sa cour impeccablement parés et disposés devant la grande porte d’entrée du palais. Notre arrivée suscita un remarquable mouvement de foule. Une fois le calme revenu, un autre membre de notre délégation, planta le décor dans les mêmes termes. Le dispositif protocolaire royal étant moins structuré et moins organisé qu’à Gbingnido, nous n’eûmes pas besoin de faire les prosternations usuelles, le roi étant déjà assis avant notre arrivée. Ça tombait d’ailleurs bien.

Le sol était nu et poussiéreux, et Yayi avait beau être spécialiste des signes extérieurs d’humilité, il fut sans doute heureux d’avoir ainsi pu sauver son boubou blanc du massacre ce soir-là. Le discours du roi ici fut aérien et plus axé sur la propre personne de Sa Majesté qui nous mit dans la « confidence » de ses relations privilégiées avec le Général Mathieu Kérékou dont il dit avoir l’écoute, ainsi que le président Gnassingbé Eyadéma dont il recevrait régulièrement les émissaires dans son palais. Exactement, le genre de discours qui met Yayi sur ses gardes. Le roi fit heureusement preuve cependant de quelques traits d’humour qui dégourdirent l’ambiance.

La nuit était déjà tombée lorsque nous reprîmes la route de Cotonou. Longtemps sur le chemin du retour, cette exultation du garde-de-corps de Yayi dans la cour du palais royal de Gbingnido me trottina dans l’esprit. « Allah! tu es grand », s’était-il écrié, les deux bras levés au ciel. « Abomey nous a acceptés et plus rien ne peut plus nous bloquer… » Abomey était tombée…

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