«Un beau pays mais pour les vivants »

Depuis que les déguerpissements ont commencé, je me suis laissé aller à l’idée que pour avoir une belle ville, il y avait un minimum de sacrifices à consentir. J’ai même souvent, presque toujours, dormi tranquille après avoir vu les kiosques de fortune des pauvres gens éventrés, leur maigre étalage représentant toute leur subsistance, spolié et jeté dans des bâchées hardies sans le moindre ménagement.

J’ai dormi tranquille après avoir vu des êtres humains se résigner, la tête basse, les yeux rouges, sans doute pour aller dire à leurs enfants que ce soir, ou demain, et bien après, que désormais, ce sera difficile ; difficile d’écrire le V, difficile de payer la scolarité, difficile d’exister dans cette jungle-Cotonou, arène de combats épiques pour la survie.

Quand j’ai vu certains, la plupart, revenir s’installer aux mêmes endroits et poursuivre leurs activités, j’ai compris une chose, puis une autre. La première, c’est que le Béninois est têtu et indiscipliné, et la deuxième, c’est que tout être humain secrète lui-même son mécanisme de survie, en réaction à la menace de disparition. Et sachant que le bon sens requiert un minimum de bien-être, j’en ai déduit que l’entêtement de ces récidivistes de l’occupation anarchique des voies, n’est qu’un signe de désespoir, manger étant trop dur, le village trop loin, Dieu trop haut.

Pourtant, quand j’ai vu la police revenir les déguerpir avec la pire des sauvageries, j’ai encore dormi tranquille, en essayant de soigner ma conscience avec la plus implacable des certitudes : la loi est dure, mais elle est la loi.

Mais ce soir, je ne dormirai pas tranquille. Car on ne peut pas dormir tranquille après avoir vu ces dames ce midi dans ce beau quartier de Cotonou. L’une vend tévi et ata au coin d’une grande rue, l’autre quelques boissons sous un arbre où joue son nourrisson, et une autre cédant du manioc bouilli et du haricot à des cadres moyens faisant la politique de leurs possibilités. L’une vient de Hêvié, l’autre de Togba et la troisième d’Akassato. Mille francs à l’aller comme au retour, la tontine journalière à défalquer d’un bénéfice ridicule qui assurera la pitance du soir.

Or ce midi, la police est passée, ramassant, dans un accès de violence inouï, les maigres étals de ces dames, que dis-je, ces damnées. Affolées, dépourvues, elles ont suivi les fiers convois au commissariat, et s’en sont retournées, une heure plus tard, avec leurs marchandises diminuées de moitié… par qui, et pourquoi ? Et moi j’ai vu la détresse au fond de leurs regards blancs, vides, tournés vers un ciel lointain et sourd, regards sonnés à force de tourner à blanc des milliers de questions sans réponses.

Je ne dormirai pas tranquille car ces dames, et des centaines d’autres ne dormiront pas. Parce que leurs enfants auront faim, parce que leurs enfants seront sans soins et que tout le monde s’en foutra. Je ne dormirai pas tranquille et je méditerai. Je me demanderai à qui profitera le beau pays que nous voulons construire si ses fils et filles les plus vulnérables, doivent être traqués à bout de tanière comme des chiens indésirables.

Patrice Talon nous promet un beau Bénin, mais il faut que ce beau Bénin soit habité par des citoyens vivants d’abord, et ensuite dignes et confiants, car la majorité qui vote et élit, ce ne sont pas les cravatés sous climatiseurs qui ont leurs salaires à la fin du mois, ce ne sont pas des particuliers qui ont des marchés, mais ce sont de braves gens qui marchent des kilomètres, qui trainent des vélos, qui luttent encore contre des maladies bénignes… c’est cette marée humaine dont la boule de pâte du soir dépend de la moindre goutte de sueur de la journée.

Tout nous oblige à avoir un pays enviable, mais rien ne nous autorise à poursuivre la marginalisation des marginalisés.

Habib Dakpogan

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