Bénin – Dans les méandres du pouvoir Yayi : la « Mémoire du chaudron » (épisode 21 à 30)

L’ancien Conseiller technique à la communication du président Boni Yayi, Tiburce Adagbè, rend public ses mémoires des faits vécus à la présidence de la République entre 2006 et 2011. Intitulés la « Mémoire du chaudron », les écrits croustillants de Tiburce Adagbè rentrent dans les méandres du pouvoir Yayi. Voici l’épisode 21 à 30 de la « Mémoire du chaudron ».

Mémoire du chaudron épisode 21

Mes relations avec Chantal de Souza, épouse Yayi, future première dame du Bénin, furent de tous les temps glaciales sans que je ne puisse jamais m’en donner une explication rationnelle. Si mes souvenirs sont bons, mon premier contact avec elle eut lieu à Lomé. Cela remonte à 2002. Yayi dont je venais fraîchement de faire la connaissance, m’avait invité au nombre des journalistes devant couvrir un symposium que la Boad, l’institution qu’il présidait alors, organisait sur l’avenir du coton ouest africain. Je garde de cette activité, le souvenir de cet auditorium de l’hôtel du 02 février, rempli d’économistes, de financiers et autres théoriciens de la filière coton, le visage généralement barré de lunettes claires et dont le point commun était qu’ils ne parlaient jamais fort au cours de leurs différents exposés. Ils parlaient certes dans de fines tiges de microphones enfoncées devant eux sur la table, mais bon sang…! Que voulaient-ils que nous, journalistes-reporters, retenions finalement de ces grommellements incessants autour de ces tableaux et de ces graphiques multicolores ? Et puis il y avaient ces maliens et sénégalais qui ne s’embarrassaient pas de scrupules, malgré leur respectable niveau académique, pour prononcer tous les mots au masculin.

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La pause-café qui intervint avec beaucoup de retard sur le planning initial, fut un grand moment de soulagement pour moi. J’eus un contact très furtif avec Yayi qui m’invita alors à dîner le lendemain soir, c’est-à-dire à dire à la fin des assises, à son domicile. A la pause déjeuner, je l’aperçus, déambulant au milieu de la grande salle où plusieurs buffets était dressés, son plat en main. Il s’était débarrassé du haut de sa veste et ne portait plus que cette superbe chemise blanche à manches longues que je crus reconnaitre plus tard sur une des photos de campagne en 2006. La même photo qui fit plus tard la couverture du livre « Yayi Boni : l’intrus qui connaissait la maison », le best-seller de Édouard Loko, même s’il se pût agit d’un autre exemplaire de la même chemise. Je l’abordai dans le grand mouvement désordonné des vas et vient dans le hall. Il fit aussitôt preuve d’un enthousiasme qui me surprit et me déstabilisa.  » Alors, tu suis un peu ? », me demanda-t-il en enroulant son bras libre autour de mes épaules. Ma réponse terne et hésitante lui inspira aussitôt un long développement macro-économique sur l’impératif que représentait pour les pays producteurs du coton dans l’espace UEMOA, la transformation sur place d’une partie de leur production. Je me calais tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, avec le souhait ardent que ce cours magistral inattendu prît fin et que je puisse enfin calmer mon estomac brûlant. Il finit sans doute par remarquer mon air absent et m’entraîna vers un buffet en me réitérant son invitation à dîner le lendemain soir. Je savais ce qu’il attendait de cette séance et me sentais les armes pour lui tenir la dragée haute. La politique serait sans nul doute au menu.

Quand l’interphone de ma chambre d’hôtel sonna le lendemain soir, il était vingt heures environ. Le symposium avait pris fin en début d’après-midi après le déjeuner. Et j’eusse repris aussitôt la route comme tous les journalistes, si je n’avais pas ce rendez-vous à honorer. Aussi avais-je passé tout le reste de l’après-midi à suivre paresseusement des documentaires d’histoire sur le bouquet télévisuel disponible dans l’hôtel. C’était mon passe- temps favori après la lecture et je pouvais y passer une journée entière sans mettre le nez dehors.

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A l’autre bout du fil, l’accueil de l’hôtel qui martyrisa mon prénom en déplaçant le « R » m’annonca un émissaire du président de la Boad. Je sautai sur mes deux pieds, pris mes clics et clacs puis descendis dans le grand hall d’accueil baigné d’une agréable lumière tamisée qui inspirait calme et sérénité. Dès que l’émissaire se fut présenté à moi, je le suivis en silence jusqu’au parking de l’hôtel où nous nous engouffrâmes dans une petite voiture de marque française que je prendrais à peine au sérieux aujourd’hui, mais dont le confort intérieur me fit le plus grand effet à l’époque. Nous roulâmes lentement dans la nuit loméenne, tournant un nombre incalculable de fois, tantôt dans une rue à gauche, tantôt dans une rue à droite, avant de nous engager dans une rue sans issue qui donnait sur un grand portail métallique. Le quartier était silencieux et paraissait bourgeois. Aux jeux de phares du chauffeur, un agent de sécurité ouvrit lourdement le portail et nous roulâmes une dizaine de mètres dans la maison sous les aboiements dénonciateurs d’un rude chien de berger allemand. Le chauffeur me confia à un domestique de la maison que je suivis dans le séjour. C’était un espace de vie vaste, avec de larges baies vitrées que dissimulaient de lourds rideaux aux longs plis pensants. J’avancai mécaniquement derrière le domestique jusqu’aux grands fauteuils en cuir de buffle. La maîtresse de maison était là, étendue dans le divan, face à un vaste écran de téléviseur dont le volume était si bas qu’on eu dit qu’il était muet. Le domestique me murmura quelque chose du genre  » allez saluer maman », puis il emprunta les escaliers avec mon sac. Je m’approchai puis lui lancai un « bonsoir maman ». J’eus comme toute réponse quelque chose qui me parut un léger raclement de gorge sans qu’elle ne tourne le regard vers moi. Debout, je ne sus trop quoi faire. Le domestique, heureusement, revint mettre fin à mon embarras en m’invita à m’asseoir. Je m’executai avec précaution comme si j’évitais désormais d’attirer l’attention de  » maman « . Je restai là, assis face à ces images de télé, perplexe, dans cette ambiance qui me parut durer une éternité. Le domestique revint mettre fin à mon supplice en m’invita à table pour le déjeuner.  » Papa a téléphoné, me dit-il à voix presque basse, il va tarder avant de rentrer. Il a dit de manger et de monter dormir si vous êtes fatigué et qu’il vous verra au petit déjeuner demain matin « . Tout ceci dit dans ce style de chuchotement renforça mon malaise.

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J’appréciai ce dîner simple et agréable, fait avec soin par un cuisinier qui, apparemment s’y connaissait bien. Cette pâte de mil accompagnée de sauce tomate coupée aux gombos fut finalement la seule chose agréable qui m’arrivait dans cette villa cossue depuis que j’y avait mis les pieds. Et pendant que j’étais encore à table, la maitresse de maison se leva et disparu dans un couloir en recommandant au domestique d’éteindre la télé et les lumières avant d’aller dormir. Bon, me dis-je, qu’à cela ne tienne, mon rendez-vous avec le maître des lieux était pour demain matin et c’est le plus important. Peut-être pourrai-je voir à cette occasion, sous un nouveau jour, cette femme qui ne me connaissait pas mais qui, déjà, me paraissait si étrange et si singulière. Et puis, sait-on jamais, demain réserve peut-être son lot de nouvelles surprises…
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron épisode 22

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Pour dire vrai, mon sommeil fut léger et bien court cette nuit là. La chambre que j’occupais était plutôt propre et correcte, mais j’eus préféré être à ce moment là dans ma deux pièces que je louais dans la banlieue de Godomey-Togoudo. Je préférais encore de loin cette odeur d’essence et d’huile à moteur brûlée qui envahissait mon petit salon chaque fois que j’y faisais rentrer ma moto Mate 50 que j’avais acquis après avoir revendu la mobylette BB-CT poussive qui m’en faisait voir de toutes les couleurs. Ah oui ! Cette mobylette était le produit de mon premier secours universitaire obtenu pendant que j’étais en deuxième année de Faculté au Département de Géographie. J’avais pu l’acquérir qu’en deux étapes. Je l’avais achetée sans les deux roues et sans le siège conducteur chez un vieux instituteur à Fifadji qui tenait apparemment à déshériter tous ses enfants. Il n’y avait qu’à voir la taille des épais verres optiques qu’il réajusta plusieurs fois avant d’apposer sa signature sur le document de vente. Je dû patienter jusqu’à l’année académique suivante pour être en mesure de compléter les morceaux manquants du puzzle roulant qu’était cette mobylette. Mais ce soir, je préférais toutes ces misères simples à cette ambiance surprenante que je découvrais dans une demeure pourtant si belle et si puissante. J’essayai pourtant de comprendre le comportement si étrange de la maîtresse de maison à mon égard. Je savais que Yayi était « nagot » et cela pouvait parfois tourner au calvaire pour une femme du Bénin méridional de trouver son espace vital auprès d’un époux issu d’une aire culturelle où tout le monde était papa de tout le monde, maman de tout le monde, frère de tout le monde, même si la réalité pouvait être moins gaie qu’elle ne le paraissait. Mais aucune des explications que j’échaffaudais ne tenait la route. Ça ne lui coûtait rien de faire preuve de courtoisie à mon égard, à défaut d’être sympathique ou chaleureuse. Le sommeil tardait à venir et l’aboiement lourd du chien de la maison, repris en écho par d’autres chiens du voisinage n’arrangeait pas les choses.

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J’entendis taper doucement sur la porte de la chambre. La lueur du jour éclairait déjà la chambre à travers la fenêtre en baie vitrée. Quand j’ouvris la porte, le domestique m’informa que le petit déjeuner était prêt et que le maître de maison allait s’installer d’un moment à l’autre. Je me mis rapidement à jour puis rejoignis le vaste séjour. J’y retrouvai le domestique que je suivis jusqu’à une petite terrasse dehors, dans la cour intérieure où trônait une belle piscine. Je fus fort soulagé de rejoindre cette terrasse sans croiser Chantal de Souza. Je savais qu’elle en rajouterait à ma frustration de la veille quand elle opposerait un nouveau mutisme dédaigneux à mon « bonjour maman ». Mais tout de même ! Quelle idée d’adopter pareille attitude vis-à-vis de quelqu’un qui vous sert du « maman » alors que vous n’auriez pu être tout au plus qu’une soeur aînée à lui ? En m’installant autour de cette petite table, je pensai vaguement à ma mère dont l’enthousiasme débordant eût rempli cette maison de vie et d’activités. Yayi apparut, l’air pressée et surtout très chaleureux. Il me fit l’accolade en demandant si j’avais passé une excellente nuit. Une question qui n’en est vraiment pas une puisqu’on y répond toujours par l’affirmatif. Il appela bruyamment une autre domestique par son prénom et ordonna le service.

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Pendant qu’il dévorait les fruits qui constituaient l’essentiel de son petit déjeuner, il reprit à ma grande surprise son cours magistral improvisé de la veille, exactement là où il l’avait laissé. Le personnage commençait vraiment par m’intriguer. C’était donc vraiment de transformation de coton qu’il voulait discuter avec moi ?, me demandai-je intérieurement. Je suivais son développement du mieux que je pouvais en buvant silencieusement le lait chaud que je m’étais fais servir. « Dommage qu’il n’y ait pas un bon journal spécialisé dans le traitement des informations économiques à Cotonou », finit-il par regretter en faisant enfin une habile transition vers le sujet qui, j’en étais convaincu, était son unique vraie motivation. « Ah la presse ! enchaîna a-t-il avec un petit éclat de rire, vous êtes tous très brillants en politique ». Je ne l’aidai pas outre mesure à atterrir sur sa préoccupation. Je l’y attendais silencieusement. Mais il repartit de façon inattendue dans une autre direction en s’éternisant dans les généralités. Son institution, dit-il, avait plusieurs fois réfléchi à la formule pour encourager et soutenir des modules de formation des hommes de médias sur les grands enjeux économiques de la sous région UEMOA. Mais l’initiative rencontrait peu d’intérêt durable de la part des hommes des médias. « Mais je crois que je relancerai la réflexion sur le sujet avec Traoré, mon assistant en communication », promit-il. Le petit déjeuner était fini. Yayi consulta rapidement sa montre bracelet et soupira, « Ah déjà ? Bon nous allons y aller très rapidement. Il se leva et je le suivis jusqu’à sa Mercedes en retraversant le séjour. Toujours pas encore de trace de Chantal. Elle fait peut-être une grasse matinée, pensai-je. Il en était généralement ainsi des demeures cossues. Plus elle sont grandes, moins elles grouillent de vie et de bonheur. Et puis de quoi je me mêlais ? J’étais sans doute venu à un mauvais moment.

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Un jeune policier togolais fit un salut impeccable, puis ouvrit de la main gauche , la portière de la grosse voiture noire. Je contournai puis entrai par la seconde portière. L’intérieur était propre et sentait bon. Je dû dégager un coussin qui encombrait le siège. Yayi s’en saisit et le cala dans son dos.  » C’est pour mon dos « , me confia-t-il. Le jeune policier prit place à côté du chauffeur qui démarra lentement, si lentement que cela me parut d’abord imperceptible. Bientôt, nous retrouvâmes les rues et artères de Lomé. La voiture roulait agréablement bien. Si bien qu’on eu cru qu’elle flottait sur un tapis d’air. L’air matinal de Lomé, fouettait la petite cocarde estampillée  » Uemoa-Boad  » qui était l’avant de l’aile droite de la voiture. De temps à autre, un policier chargé de réguler la circulation nous faisait un salut correct. Yayi ouvrit un petit coffret sur le plafond de la voiture puis sortit un petit peigne et se mit à se peigner méticuleusement en s’aidant de l’effet miroir de la face interne du coffret. Il sifflota doucement par intermittence un cantique que je reconnaissais bien. Mais dans cette voiture dont je foulais l’intérieur pour la première fois, nous n’échangeâmes pas.

Et si Yayi, que je commençais par découvrir, très méfiant et calculateur n’a pas parlé politique pendant que nous n’étions que deux tout à l’heure, ce n’était pas devant ce jeune policier togolais qu’il le ferait. Les oreilles du timonier Eyadema n’étaient jamais loin, disait-on. La voiture s’engagea enfin dans la cour du siège à l’architecture très reconnaissable de la Boad. Le chauffeur roula lentement jusqu’aux pieds de l’escalier desservant l’entrée principale du bâtiment central. Le jeune policier se précipita dehors puis ouvrit la portière à l’arrière de lui. Yayi sortit en tirant discrètement sur le bas de son costume dont il semblait vouloir ainsi redresser les plis indésirables causés par le coussin qui soutint durant tout le trajet sa colonne vertébrale. Je me précipitai aussi dehors puis m’engageai dans son sillage jusque dans le grand hall. Branle-bas au sein d’un groupe de fonctionnaires qui attendait patiemment l’ascenseur. Un vide de pénicilline se fit autour de nous. La cage d’ascenseur s’ouvrit dans un léger bruit de souris. Je m’y introduisis à la suite de Yayi. Il encouragea les autres fonctionnaires à nous y rejoindre. Mais tous se défilèrent poliment. Un étage plus loin, la portière de l’ascenseur s’ouvrit, un fonctionnaire s’y introduisit, tête basse, mais se précipita aussitôt dehors en bredouillant des excuses, lorsqu’en levant la tête, il découvrit qui devrait être son compagnon d’ascension. Je réprimai un éclat de rire.

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Je repartis du bureau de Yayi avec un lot d’étrennes dont je ne savais trop quoi faire. Mais en définitive je n’avais surtout jamais compris le motif du dîner, ni la raison de ce détour par son bureau. Sur le chemin de Cotonou, je déroulai plusieurs fois dans ma tête la scène de cette première rencontre avec Chantal de Souza. Cette femme, me disais-je, devait avoir un problème. Problème que je decouvrirai progressivement au fil des jours, des semaines, des mois et des années suivantes.

Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 23

Si Yayi devait continuer à me voir régulièrement comme il semblait en exprimer le besoin, le clash serait alors inévitable entre Chantal et moi. J’avais beau cherché à comprendre qu’elle adoptait la même attitude vis-à-vis de tout le monde, je ne réussissais pas à classer par simples pertes et profits mes nombreuses salutations qui restaient sans réponse. D’ailleurs mes  » bonjour maman  » s’étaient progressivement mués en furtifs  » bonjour madame « . La vérité, pensai-je, c’est que Chantal n’aimait personne, du moins aucun de nous qui venions parler de  » 2006″ avec son époux. Pour elle, nous n’étions que d’impitoyables escrocs, vendeurs de chimères sans scrupule qui venions faire les poches à Yayi. Sa conviction était établie, son époux n’avait aucune chance de prospérer en politique, encore moins d’être Président de la République.

En deux ou trois occasions, elle le déclara devant des visiteurs en exprimant son ras-le-bol face aux sangsues impénitentes que nous étions. Pourtant, ses soeurs que j’eus plusieurs occasions de rencontrer à Cadjehoun me paraissaient très intéressantes et très spontanées. C’est vrai que le syndicaliste José de Souza avait toujours montré de la froideur face aux ambitions présidentielles de Yayi. Marcel ou « Masso » pour ses intimes, était plus naturel et semblait prendre toute cette affaire de « 2006 » avec beaucoup de hauteur. Guy Adjanonhoun, le beau frère de Chantal ne voyait pas trop comment Yayi pouvait leur refaire le coup de devenir président de la République après leur avoir déjà soufflé le poste de président de la Boad pour lequel il était pourtant loin d’être le favori. En somme, tout ce petit monde avait des attitudes normales. Tous, sauf Chantal.
Le clash entre elle et moi était donc inévitable. Et le premier à le savoir était Yayi. Son embarras était visible. Un jour, il décida de faire les clarifications et de remettre les pendules à l’heure.

C’était, je crois, un lundi matin. Yayi, avant de reprendre la route de Lomé, voulait prendre le petit déjeuner avec moi. Je dus affronter une pluie diluvienne pour me retrouver à l’heure pile à Cadjehoun, dans cette rue alors défoncée et gorgée d’eau.
Ibrahim, le jeune Sénégalais qui faisait office de gardien, m’introduisit sans protocole. Dans le séjour, je me retrouvai nez à nez avec Chantal. Elle y était seule, assise dans un fauteuil, face à la porte d’entrée principale. Par réflexe, je lui fis mes civilités puis me dirigeai vers un fauteuil. Je savais, de toutes les façons, qu’elle ne m’aurait pas invité à prendre un siège. Yayi n’était pas encore descendu et une fois encore, je me retrouvais face à face avec son épouse. Mais cette fois-ci, mon calvaire fut de courte durée puisqu’elle se leva presqu’aussitôt et me laissa le salon, moi un de ces escrocs qui venaient vendre des illusions à son mari. Dans la minuscule salle à manger en face de moi et à laquelle on accédait par une dénivellation d’une marche en profondeur, le cuisinier finissait de disposer la table pour le petit déjeuner. J’entendis bientôt la voix désormais familière de Yayi qui m’invitait à prendre place autour de la table. Je descendis vers la table, saluai le maître de maison, tirai une chaise et me retrouvai assis en face de… Chantal. La situation me paraissait très cocasse, car nous allions devoir nous passer la carafe de lait, le boitier de sucre et que savais-je encore.

Mon rythme alimentaire était aux antipodes de toutes les recommandations diététiques que je lisais dans les magazines. Je ne savais pas prendre le petit-déjeuner. Mes rendez-vous culinaires étaient le déjeuner et le dîner que je pouvais prendre tard. Et entre ces deux grands repas, je ne grignotais pas. Je reproduisais d’instinct ce que j’avais vu faire mon père et je ne m’en portais pas plus mal. Aussi, des rendez-vous comme le petit-déjeuner de ce matin-là me demandaient plus de sacrifice qu’ils ne me procuraient réellement du plaisir. Le petit-déjeuner commença dans un silence pesant que brisait régulièrement le cliquetis des cuillères et des fourchettes sur la faïence. Puis Yayi :  » Tiburce tu as dit bonjour à Chantal ? « . Un peu surpris par la question, je répondis platement  » oui je l’ai fait « .

J’entendis alors un grognement indistinct devant moi. La maîtresse de maison, me semble-t-il, protestait contre ma réponse. Sa mauvaise humeur allait crescendo. Je ne saisissais pas de quoi elle se plaignait. Mais elle se plaignait de moi, de tout le monde, elle se plaignait de choses générales en insistant sur le prénom de son mari, ce qui choquait mes tympans. C’est comme si par exemple j’entendais ma mère appeler mon père par son prénom  » Philippe « . Je l’avais si rarement entendu que chaque fois que j’avais un ami qui s’appelait Philippe, j’éprouvais toujours un malaise à l’appeler par son prénom. Éducation rude et excessive, direz-vous ? Mais c’était ainsi que j’avais été formaté par cet austère conducteur de véhicules administratifs qui avait fait de la lanière en peau de boeuf, le premier décoratif mural de notre modeste domicile parakois. Eh bien ! Voilà donc qu’on se plaignait de moi à présent. De quoi ? Je ne le savais pas avec précision. Toujours était-il que je demeurais impassible parce que j’avais la nette impression d’entendre se plaindre une fillette. Puis quand elle finit par se taire, Yayi prit la parole et d’une voix basse et grave :  » Écoute-moi Chantal. Que ça soit assez clair pour tout le monde. Je suis un croyant et j’ai ma lecture spirituelle des choses. Dieu n’a pas envoyé Tiburce sur mon chemin par hasard. Avec mon Dieu il n’y a pas de hasard. Si tu repousses et disperses ceux que Dieu lui-même m’envoie, alors tu me compliqueras la tâche…  » .Puis il poursuivit son développement en essayant d’être persuasif au maximum. Je n’étais pas heureux d’être le sujet de ce tiraillement qui sortait du rationnel.

C’est vrai que depuis notre première rencontre, ma relation avec Yayi avait évolué vers l’amitié et la confidence. Je savais qu’il était un homme seul. Un homme qui savait investir l’énergie que libérait en lui certains échecs de la vie, pour d’autres types de conquêtes sur lesquels il devenait alors imbattable. Je savais que ses enfants lui tenaient à coeur, et même s’il évitait d’exprimer publiquement cet épanchement affectif, il ne demeurait pas moins réactif à toutes les nouvelles lui parvenant à leur sujet. Nasser, l’aîné était aux États-Unis. Pareil pour Sollange qui vivait à New-York où elle venait de se marier avec un jeune ivoirien. Rachelle qui s’était révélée particulièrement douée dans les études, se cherchait au Canada. Georges, le petit dernier de cette première fratrie, plus connu aujourd’hui dans l’espace public par son prénom générique de Chabi, était revenu du Sénégal avec sa mère, et devait être, si ma mémoire ne me trompe, en classe de cinquième au lycée français Montaigne de Cotonou. C’était un garçon que je trouvai très poli et au contact assez facile et agréable. A certaines occasions de discussions que j’avais eues avec lui, il me donnait des signes de précocité dans sa façon de réfléchir et de percevoir les choses de la vie. Le suivi régulier de ses performances académiques était une préoccupation fondamentale pour son père que je retrouvai dans un état de fierté et d’excitation presque juvénile un jour où il prenait connaissance, par téléphone, de ses résultats académiques. Et puis il y avait Jean-Marc, l’unique que lui fit Chantal. C’était la copie conforme de son père dont il avait pris jusqu’aux détails les traits du visage. Nonobstant la protection à outrance dont il faisait l’objet de la part de sa mère, Jean-Marc exprimait déjà le caractère de son père. Il aimait le contact et l’amitié. C’était là l’univers immédiat de Yayi, le cocon dans lequel il essayait de trouver son équilibre émotionnel. C’était là le Yayi invisible.

Je ne sais plus trop comment prit fin ce petit déjeuner dont je compris finalement que le seul objectif pour Yayi, était de remettre les pendules à l’heure. Qu’à cela ne tienne ! Je ne demandais qu’à avoir une relation normale avec Chantal car je savais, telle que se présentait la structuration embryonnaire de l’entourage de Yayi, qu’elle serait amenée à me voir plus souvent qu’à son tour. Et la première grande leçon d’humilité à mon égard ne tarda d’ailleurs pas à lui être servie par les faits. Les acteurs : Jean Djossou, le patron de « Nouvelles Presses », Macaire Johnson, Chantal Yayi et moi. Un lieu : Ouidah…
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 24

Jean Djossou était un personnage au caractère bien trempé. Il a fait fortune dans l’imprimerie et beaucoup d’employés qui ont eu maille à partir avec lui en ont gardé quelques souvenirs physiques plutôt dissuasifs. Il n’hésitait souvent pas, au besoin, à régler ses contentieux à la dure, à l’ancienne, comme un garçon, à coup de poings. Son entrée dans le yayisme contrebalança profondément l’influence de Tunde dans le monde de l’imprimerie. Quand il fut démarché pourtant la première fois par un groupe de jeunes activistes de la zone de Akpakpa, conduit par Macaire Johnson, il les refoula sèchement, subodorant un coup tordu des services du Colonel Hounsou-Guèdè dans le but de faire bloquer ses règlements de factures déjà en souffrance au trésor. Il reçu plus tard la visite du pasteur Michel Alokpo dont le discours lui parut suffisamment persuasif pour le décider à organiser à son domicile un grand « dîner de prière » rassemblant tous ceux qui comptaient dans les milieux de l’Ueeb. Yayi n’était-il pas avant tout, membre de cette église ? Le discours qu’il prononça ce soir-là et qu’il avait déjà rôdé dans beaucoup d’autres milieux, fit mouche. « Si vous me dites d’y aller, j’irai. Si vous me dites de laisser, je laisse. C’est vous ma vraie famille ». Ce n’était pas loin de la démagogie, mais tout le monde s’en félicita. Ces fausses humilités qui ont meublé tout le discours politique de Yayi ont joué un rôle majeur dans l’adhésion des grands électeurs et du bas peuple. Les populations sont peu enclines en effet, à élire celui qui leur paraissait le plus apte à diriger le pays, elles sont plus sensibles aux postures d’humilité et de vulnérabilité. Et il en sera encore ainsi pendant très longtemps.

Djossou n’était pas venu au Yayisme pour jouer les figurants. Il en donna d’ailleurs le ton par un zèle qui déstabilisa durablement certaines structures qui se voulaient faîtières des mouvements de jeunes yayistes. Et la première qui en fit les frais, fut l’Inter-Mouvements pour le Changement, IMC-YANAYI que présidait Benoît Degla et qui bénéficia d’une villa Arconville généreusement mise à disposition par un Colonel des douanes, en l’occurrence Chabi Faustin qui fit plusieurs crises de dépression plus tard quand Yayi le rangea au palais dans le placard des oubliés, promouvant James Sagbo et consorts. Entre deux réunions houleuses de IMC-YANAYI qui vivait déjà des intrigues de jeunes activistes comme Naimi Souleymane, Sylvestre Adongnibo, Prosper Gnanvo, Mesmin Glèlè, Aimé Sodjinou, Mickaël Saïzonou et j’en oublie, le directoire de IMC-YANAYI se retrouvait souvent dans le bureau de Benoît Degla à la société de transit et de consignation « Al Woudjoud » à Zongo pour échafauder à l’infini des stratégies d’occupation du terrain et surtout les meilleures répliques à l’UFPR de Edgard Soukpon que Yayi eu l’idée de mettre en compétition avec nous. En plus, ce Benoît Degla n’avait pas son pareil dans la connaissance des maquis de Cotonou et environs. C’est pour dire qu’il savait joindre l’utile à l’agréable. Et cela légitimait davantage son poste de président. Le leadership politique ici, c’est surtout et avant tout cela. Pleurez si le coeur vous en dit, ça n’y changera rien. IMC-YANAYI entra donc très rapidement dans le viseur de Djossou qui, à défaut de l’inféoder, décida de l’affaiblir en lançant un mouvement concurrent : le FRAP. Ce mouvement politique devenu plus tard parti politique, n’avait donc au départ strictement rien à voir ni avec Chantal, ni avec Marcel de Souza. Mais Djossou avait un flair presqu’infaillible et son premier chef d’œuvre de pirouette politique était d’avoir réussi à être originaire de Porto novo en 2001 quand, croyant Adrien Houngbedji favori, il fit tourner ses machines à plein régime pour lui, et de se retrouver ensuite originaire de Savè avec des références bien appuyées sur Tchaourou maintenant qu’il croit Yayi gagnant.

Il avait beau avoir son tempérament irascible, j’appréciais Jean Djossou et il me le rendait bien. Le déjeuner quotidien qu’il institua à son domicile devint rapidement le point d’attraction d’un noyau de yayistes auquel s’ajoutaient régulièrement des visages examinés et jugés dignes de prendre place à la table du Seigneur. Les discussions politiques qui suivaient ces déjeuners généralement de bonne facture, pouvaient parfois durer toute l’après-midi. A moins que , comme ce jour-là, Djossou ait un programme qui lui tienne à coeur. Il avait de l’entregent et voulait que je le sache. Il voulait que je l’accompagnasse à l’État-Major général des forces armées béninoises au camp Guezo. Le Général Mathieu Boni, m’avait-il dit, était son frère et il tenait à discuter avec lui du projet politique dans lequel il était désormais si résolument engagé. Je sautai donc dans sa voiture « Camry » et une quinzaine de minutes plus tard, nous étions dans la cour de l’état-major. J’attendis en bas, dans la voiture et Djossou monta dans le bloc administratif. Quand il réapparut une demi- heure plus tard, il était nettement moins enthousiaste. J’étais pressé de savoir ce qui avait pu le refroidir à ce point. Il finit par rompre le suspens en m’informant qu’il avait été à deux doigts de se faire éconduire par son « frère », le Général Mathieu Boni lorsqu’il aborda les perspectives politiques de 2006 en évoquant le nom de YAYI.

Le Général, qui portait fraichement ses deux étoiles, fit mieux en lui enjoignant de se mettre en retrait de cette affaire qui ne lui inspirait rien de sérieux. J’en fus aussi fort ému. Mais Djossou qui était une machine à idées, passa rapidement l’éponge sur cette mauvaise passe dès notre retour à son domicile. Il avait une idée dont il voulait que nous discutions à trois, lui, le pasteur Michel Alokpo et moi. Je n’étais certes pas membre du FRAP, mais je pouvais, à cette étape de sa création, être associé à toutes les discussions y afférentes. Djossou passa un coup de fil à Michel Alokpo qui ne tarda pas à se présenter au volant de sa minuscule voiture Peugeot 206 de couleur rouge. Djossou nous fit rapidement part de son idée en machouillant de temps en temps avec nervosité sa lèvre inférieure avec ses dents supérieures. Il voulait faire parrainer le FRAP par Chantal de Souza. L’idée me parue si saugrenue que je j’éclatai bêtement de rire. Ah oui, l’avenir me montra effectivement que j’avais ris bêtement. Mais j’avais une connaissance de Chantal que ni Djossou ni Alokpo n’avait. Et je ne voyais par quel miracle elle aurait été en mesure de parrainer le FRAP si déjà elle-même ne croyait pas au destin présidentiel de son mari. Alokpo évaluait silencieusement la proposition. Je le savais d’une intelligence très vive, capable de flairer à distance les opportunités.  » Non Tiburce. Ne ris pas comme ça. Non c’est pas bon », me dit Djossou passablement agacé mais ne se laissait pas déstabiliser. Puis il enchaîna : « n’oublie pas que si son mari devient président, c’est elle qui sera Première dame du Bénin hein. Tiburce, il faut qu’on la récupère « . Alokpo hocha doucement la tête en signe d’approbation.  » je ne suis pas contre votre proposition, DG » répondis-je, « mais dans ce cas il y a du travail, car je doute qu’elle en soit intéressée ». Le pasteur Alokpo qui s’était déjà aussi frotté aux aspérités de Chantal, soutint ma réserve, puis émit une proposition lumineuse :  » il faut qu’on fasse une descente sur le terrain avec elle. Si ça se passe bien elle prendra goût « .

Ça tombait bien. Macaire Johnson, Albert mon frère aîné et moi avions un programme de descente sur Ouidah. Yayi nous y envoyait prendre langue avec un mouvement de jeunes dont il avait reçu plusieurs fois l’invitation à son bureau à Lomé. Djossou qui était un homme spontané, saisit aussitôt l’idée au vol et proposa qu’on y associât Chantal.  » Pas de problème si vous réussissez à la décider, DG », avais-je conclu sur un ton de défi.
J’eu bien tort. Moins d’une semaine plus tard, une délégation composée de Chantal de Souza, Albert Adagbè, Jean Djossou, Michel Alokpo et moi, s’ébranlait en direction de Ouidah à bord de deux voitures. Chantal, Michel Alokpo et moi étions dans la première voiture, une Mercedes ML flambant neuve que venait d’acheter Jean Djossou et dont lui- même avait pris le volant. Albert et Macaire suivaient derrière, dans une « Carina 3 ». Comme dans un rituel du vodou Tôhossou, nous reconduisions Chantal de Souza à sa source. Nous allions la doter politiquement. Les rideaux se levaient sur une nouvelle Première dame.

Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 25

Ouidah s’offrait à nous, simple et mystérieuse. Glexue, la cité des kpassè, porte océane de l’ancien royaume du danxome avait donné déjà plusieurs premières dames au Bénin. Et nous voici entrain de lui en réclamer une nouvelle. Dans cette Mercedes ML qui venait de franchir le poste de contrôle policier de « vaseho » à l’entrée de la ville, l’ambiance était calme. J’étais assis devant, à côté du conducteur, Jean Djossou. Le pasteur Michel Alokpo était assis avec Chantal sur la banquette arrière. Ah ce sacré pasteur Alokpo ! C’était le genre de personnage difficile à classer. Son titre de pasteur ne faisait pas l’unanimité dans le milieu évangélique. Il lui était pêle-mêle reproché de ne tenir son titre d’aucun institut théologique, de n’avoir aucune assemblée régulièrement à sa charge et d’avoir déjà divorcé sans scrupule. Mais toutes ces accusations se faisaient exclusivement dans son dos. Car l’homme avait une capacité de nuisance que personne ne voulait tester. Ceux qui lui ont déjà cherché noise parmi les pasteurs évangéliques avaient dû rapidement ranger les armes et signer forfait. Il tient de son long activisme au sein des structures de base du Prpb, un sens aiguisé des intrigues mais aussi des arrangements et des compromis. Je ne me souvenais plus des circonstances de notre première rencontre. Mais une amitié s’était rapidement installée entre lui et moi. Il avait toujours une information de bonne source pour moi par rapport à l’évolution du baromètre politique dans le milieu évangélique. Son enthousiasme naturel lui ouvrait toutes les portes en effet. C’est d’ailleurs lui qui décida Chantal à s’engager pour ce retour à la source.

A l’entrée de la ville, nous ralentîmes pour laisser passer la voiture « Carina 3″ car c’était Macaire Johnson, ce massif quadragénaire qui maîtrisait le terrain. C’était lui qui savait qui était qui et qui faisait quoi politiquement dans cette ville de Ouidah où il avait servi plusieurs années en temps que professeur de mathématiques. C’était un ami d’amphi de Albert, mon frère aîné. Mais depuis qu’il avait mit son énergie parfois débridée au service du yayisme naissant, nous étions devenus plus que des frères. A la seule force de la conviction, il avait réussi aux côtés de yayistes véritablement de la première heure comme Macaire Bovis, Akan Yaya, Paul Fagnide, Abou Idrissou, Habib Baba-Moussa, Eulalie Adjagba, Germain Zounon, le commissaire Michel de Dravo, à faire de Akpakpa une ruche du yayisme. La plupart de ces noms ne vous disent peut-être rien, et c’est normal. Il me paraît cependant bon et juste de passer également le nom de ces héros méconnus à la postérité. Car tels des prosélytes  » Témoins de Jéhovah  » , ils avaient, sans moyens, prêché Yayi de porte à porte à Akpakpa, avant que ne naissent opportunément plus tard des mouvements comme « Maman Yayi « . C’est aussi lui, Macaire Johnson que Yayi surnommait affectueusement « bulldozer », qui m’amena démarcher feu Aladji Diallo, une des figures emblématiques de la ville de Ouidah. La rencontre qui eût lieu au Centre de Promotion de l’Artisanat à Cotonou se soldat par un frustrant échec. Aladji Diallo qu’on disait agent des services de renseignements passa le plus clair de la séance à essayer de nous convaincre de la volonté du Général Kerekou de garder le pouvoir au-delà de l’horizon 2006.
Notre premier point de chute fut le quartier  » massehouè  » au coeur de la vieille ville. Raymond Gbedo, un jeune activiste, y avait regroupé une cinquantaine de femmes, de jeunes gens et de personnes âgées. Dans cette salle trop exiguë qu’il dit avoir louer spécialement pour en faire le quartier général du yayisme à Ouidah, il n’y a plus aucune place libre. Il a fallu créer un passage pour atteindre les sièges réservés aux hôtes de marque que nous étions. Notre disposition sur nos chaises, en face du public, était telle que Chantal se retrouvait en position centrale. Jean Djossou et moi l’encadrions. C’est Raymond Gbedo qui, le premier, prit la parole pour planter le décor. « Merci d’avoir enfin accepter de venir nous rencontrer » commençat-t-il. L’introduction qu’il fit était un plaidoyer pour la ville de Ouidah, laissée pour compte depuis les indépendances malgré le nombre de cadres qui en sont issus. Selon lui, il était temps que la ville prenne ses responsabilités au plan politique, ce qui justifiait leurs démarches à l’endroit du président de la Boad. Djossou se leva, prit Chantal par la main et lui demanda de se lever. Elle se leva et nous fîmes de même. Dans un fongbe peu glorieux, il lança en soulevant le bras de Chantal comme on le fait pour un boxeur victorieux :  » est-ce que vous connaissez cette belle femme ? « . Un murmure indécis se fit entendre dans la salle. Puis Djossou continua, l’air malicieux :  » …qui connaît ou a déjà entendu parler de Monseigneur Isidore de Souza ? ». Un bref moment d’hésitation puis un courant d’enthousiasme envahit l’assistance. Des « …ah c’est le visage en effet… !  » fusèrent pêle-mêle en fongbe.  » En tout cas, finit Djossou, je n’en dirai pas plus pour le moment. C’est votre soeur, c’est votre fille. Et elle reviendra vous présenter quelqu’un de très précieux. Quelqu’un qui est désormais un des vôtres à cause d’elle « . Raymond Gbedo encouragea un début d’applaudissements qui contamina bientôt toute la salle.  » je lui passe la parole. Elle va, de sa propre voix, vous dire un mot « , finit-il en baissant avec précaution le bras de Chantal. Celle-ci sortît péniblement de sa timidité puis, dans un fongbe dont l’accent me parut plus scandaleux que celui de Djossou et intercalant français et vernaculaire dans la même phrase, déclara :  » Mes soeurs, mes pères, mes mères. Vous avez dû deviner pourquoi notre papa qui m’a présentée, a évoqué la mémoire de Monseigneur Isidore de Souza. Je suis en effet sa nièce. Chantal de Souza est mon nom. Et mon époux s’appelle Yayi Boni ». Une salve d’applaudissements secoua à nouveau la salle. Chantal se fit brève en terminant :  » comme l’a dit notre papa, je vais revenir vous le présenter dans les règles de l’art « .  » Pas de soucis, nous sommes ici », lança quelqu’un d’une voix si enrouée qu’elle suscita l’hilarité générale. L’organisateur de la séance vint s’accroupir devant Djossou et à trois avec Macaire Johnson, ils échangèrent des chuchotements auxquels la petite sacoche en cuir de Djossou donnait une toute autre importance. De toutes les façons la séance était terminée et il fallait « renverser le siège »… Nous enchaînâmes avec une autre séance au quartier Gbènan. Elle fut de la même facture : Djossou, Chantal, évocation de la mémoire de Monseigneur

Isidore de Souza, je reviendrai vous présenter mon mari, puis la petite sacoche en cuir pour lever la séance ou … »renverser le siège » !
Il était environ 15 heures lorsque nous prîmes le chemin du domicile familial de Chantal, pour un casse-croute. Le domicile était un enchevêtrement de bâtiments d’où n’émanait curieusement aucun signe de vie. Nous dûmes patienter près d’un quart d’heure devant le grand portail avant qu’un quadragénaire, en culotte, ne surgisse derrière nous, haletant, un grand trousseau de clés à la main. C’était un des frères de Chantal. Il dirigeait le collège privé d’enseignement que le prélat avait fondé à Ouidah de son vivant. C’était lui qui gardait la maison, tous les autres s’étant émancipés vers des horizons plus ou moins lointains.
Le déjeuner eu lieu au premier niveau d’un des nombreux bâtiment déserts de la maison. Nous y accédâmes en fil indien par un étroit escalier en terre de barre stabilisée. L’ambiance du déjeuner était bon enfant. Le pasteur Michel Alokpo, blagueur infatigable entretenait la bonne humeur. Eh oui, Chantal était de bonne humeur. C’était la première fois que je la voyais ainsi. Et ça lui allait si bien. Le « ablo » aux poissons frits qu’elle avait envoyé par glaciaire depuis Cotonou était excellent. Elle se chargea personnellement des services. Quand vint mon tour et qu’elle remplit mon plat à ras-bol avec en plus le sourire, je ne sus plus exactement quoi penser d’elle. Chantal serait-elle donc manipulatrice à ce point ?…
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 26

En ces premiers jours de 2006, la machine électorale de Yayi tournait à plein régime et le maillage du terrain était des plus fins. Les grandes structures faîtières de mouvements de jeunes comme IMC-YANAYI présidé par Bénoît Dègla, l’UFPR de Edgar Soukpon ont été inféodées à un Bureau Central Intérimaire, BCI, présidé par Moïse Mensanh. Le BCI fédérait les énergies des mouvements de jeunes et des formations politiques. Face au BCI, des mouvements, partis et personnalités politiques affirmèrent clairement leur désire indépendance. Ce fut le cas, par exemple, du FRAP qui était déjà timidement sous la coupe de Chantal de Souza Yayi et du mouvement « Maman Yayi », monté et conduit par la première épouse de Yayi. La rivalité entre ces deux mouvements était donc naturellement passionnelle. Et bientôt, certains autres mouvements et personnalités politiques au flair puissant, choisiront d’aller faire allégeance à Aladja Zahia plus connue dans le sérail sous le nom de  » Aladja Kpondéhou » . C’est à elle que certaines sources bien introduites attribuent le choix de l’étrange costume zazou à queue de pie que Yayi porta le jour de sa première investiture. Ces trois femmes d’influence se livreront une guerre de tranchées impitoyable autour du pouvoir pendant dix ans. Et c’était mieux de ne se retrouver dans le champ de tir d’aucune d’entre elles. Didier Aplogan qui réussit malgré cet évident avertissement, à s’attirer les foudres de « Aladja Kpondéhou » quelques mois seulement après notre commune nomination au poste de Conseillers techniques à la communication du président de la république, en récolta une rude année de traversée du désert, dont lui-même pourra témoigner le jour où le coeur lui en dira.

Mais ce qui nous tourmentait en ces moment, c’était cette obstination de Yayi à se maintenir président dé la Boad le plus longtemps possible. Nous étions à deux mois du premier tour du scrutin présidentiel et il continuait tranquillement ses activités à la tête de l’institution sous- régionale, comme si de rien n’était.

Évidemment, ses adversaires dont principalement Adrien Houngbedji, ne se privèrent pas de dénoncer la chose chaque matin dans la presse écrite. De tous les challengers, Adrien Houngbedji était en effet celui qui avait vite aperçu le danger que représentait la candidature de Yayi, même s’il perdit d’abord un temps précieux dans des postures de grande suffisance qui l’amenèrent à dire quelquefois en petit comité que ce Yayi qui n’avait jamais occupé une fonction élective au Bénin, pèserait à peine un ridicule deux pour cent de l’électorat. Et il ne manquait pas de quoi affermir ses certitudes. Ne murmurait-on pas que les services de renseignements de Kérékou étaient désormais à sa solde ?
Toujours, était-il que lorsqu’il finit par faire preuve de réalisme et par faire une lecture plus juste de la situation sur le terrain, les carottes étaient cuites. Et les attaques les plus virulentes auxquelles nous eûmes à répliquer, venaient à un rythme quotidien du Prd. Et l’une de ces attaques qui volaient parfois très bas avait consisté à diffuser une photo sur laquelle Yayi dormait, gueule affaissée et piteusement ouverte, tranquillement, au cours de ce qui apparaissait comme une grande réunion. Il s’agissait évidemment d’un montage photo et nous ne manquâmes pas de le dénoncer aussitôt dans la même journée. Mais la réplique que nous organisâmes quelques jours plus tard, fut d’une telle violence que , même dans ma position, je dus serrer le cœur pour participer à sa mise en exécution. Après tout, Houngbedji l’avait cherché.

Ce soir-là, je traînais seul dans la salle de la cellule de communication à Bar Tito. Toutes mes tâches du jour étaient pourtant exécutées et il s’en allait être zéro heure. C’est que Charles Toko, m’avait demandé formellement au téléphone de l’attendre. Rien qu’à en juger par son excitation au, je compris qu’il y avait soit un coup à donner, soit un coup à déjouer. Je patientai donc en essayant d’imaginer ce que pourrait bien être ce coup. Quand un peu plus tard, je vis entrer dans la salle, Eugène Abalo, un des jeunes talentueux webmaster du journal « Le Matinal », et qu’il me dit que Charles lui demandait de venir l’attendre là, la plupart de mes hypothèses de départ tombèrent. Charles finit par arriver et nous nous mîmes à trois autour de l’écran de son ordinateur portatif. Il cliqua fébrilement sur un dossier contenant quatre ou cinq fichiers images. Il cliqua à nouveau sur l’un des fichiers et une image apparut sur toute la surface de l’écran. Une image violente, brutale, sanglante, insupportable. Le corps ensanglanté d’une fillette allongée au bord d’une piscine.  » Charles, c’est quoi ça là encore ? » demandai-je en projetant instinctivement ma tête en arrière. « TiRbuce, me dit-il, Houngbédji est fini ». Je ne comprenais toujours pas. Aussi, gardai-je un silence qui l’obligea à parler plus simplement.  » Quelqu’un vient de m’envoyer depuis la France les images de ce drame qui a eu lieu au domicile de Houngbédji à Porto novo et qu’il essaie d’étouffer. La fille est sa nièce. Elle se serait noyée dans sa piscine. Mais l’abondance du sang sur le cadavre fait croire qu’il s’agit d’un sacrifice rituel pour gagner les élections. La maman de l’enfant réclame depuis la France une autopsie que Houngbédji ne veut pas ». Mon esprit plana un moment. Je comprenais tout le potentiel de cette image : le corps d’une fillette, du sang frais, une mère qui voulait engager le combat de la vérité contre Houngbédji, David contre Goliath. Les Béninois y seraient sensibles et l’effet serait mortel pour l’image du candidat tchoco-tchoco .

Mais je ne voyais pas encore très bien quel journal accepterait diffuser ces images, même si en ces moments de surchauffe de l’actualité politique, les journaux ne s’imposaient plus aucune limite. Mais Charles avait son idée sur la question ; et quand il me l’exposa, je compris que la communication du candidat Houngbédji ne se relèverait pas de si tôt d’un pareil coup de savate. Il faut, dit-il, viraliser les images, c’est dire à en faire une diffusion massive sur la toile. Les réseaux sociaux étaient encore à l’étape de balbutiement et le moyen le plus efficace était le mailing. Charles me chargea de trouver un titre fort pour souligner les images. J’étais plutôt à mon aise dans ce type d’exercice qui ne me demandait aucun effort. J’avais, en effet, pendant les presque dix ans passés au journal Le Progrès, travaillé mon sens déjà inné de la formule, sous l’ombre de Édouard Loko qui en était un as. Une vraie école !… « Drame rituel à Adjina », proposai-je aussitôt. Ce que Charles corrigea avec un sens pratique en  » Sacrifice humain chez Houngbédji ». Puis nous nous séparâmes en donnant du mieux que nous pouvions, des consignes de prudence et de sécurité au jeune Abalo. Cette nuit-là, la campagne de Houngbédji était irrémédiablement virussée. C’est Kérékou qui avait raison, me disais-je en remontant tranquillement dans la fraîcheur de la nuit, le chemin de Calavi : ce Charles était vraiment un diable.

Cependant, l’absence de Yayi dans le pays depuis une dizaine de jours, ne passait plus inaperçue au niveau du staff politique soutenant sa candidature. De la curiosité, les sentiments étaient passés à la gêne, puis à l’inquiétude. Nous étions bien à 24 h du dernier délai pour le dépôt des dossiers de candidature et notre candidat ne donnait plus aucun signe de vie. Le pire c’était que nous ne disposions d’aucune de ses pièces d’État civil, et il fallait, de toutes les façons, se rendre jusqu’à parakou pour retirer son casier judiciaire. Et tout ceci en moins de 24h ! Nous étions au bord de la crise de nerfs. Quelqu’un aurait-il envoûté Yayi ?

Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 27

Tout compte fait, nous n’avions plus tellement le choix. Il nous fallait relancer ce satané Distel. Il était le seul capable de relayer sans état d’âme dans son journal, les images si agressives du cadavre de cette fillette allongée au bord d’une piscine qu’on disait être celle du château de Houngbédji à Adjina. La diffusion de ces images par mailing avait produit les effets escomptés. Plus de 400 adresses dont on peut supposer qu’au moins le tiers était actif. A côté des images montées dans photoshop avec un Yayi roupillant, bouche ouverte, en pleine réunion, celles qui apparaissaient depuis quelques heures sur l’écran des ordinateurs des propriétaires des adresses e-mail retenues, étaient l’arme absolue. Nous étions dans la proportion d’une grenade lacrymogène contre « Little Boy », la bombe atomique lâchée sur Hiroshima. Mais nous n’étions pas encore à l’ère des Androïds, et le besoin de relayer les images par un tabloïd se faisait sentir. Je savais que ce serait un pari risqué pour les directeurs de publication dont la quasi totalité était en contrat de non agression avec toutes les chapelles politiques.

Par ailleurs, un directeur de journal contacté à cet effet aurait immédiatement lancé l’alerte. Nous n’avions plus qu’une seule vraie possibilité de diffusion : Distel Amoussou. C’était le seul vrai « tolègba » en activité dans le monde de la presse écrite privée et pour qui, les scrupules étaient signe de faiblesse. Il m’avait déjà roulé dans la farine. N’empêche ! Je me retrouvai à son bureau de Zogbo avec une clé USB dont je m’assurai de transférer personnellement le contenu sur un des ordinateurs vétustes de sa rédaction. De toute façon, il ne se préoccuperait pas de lire le texte. Quand j’eus fini, je lui demandai de « voir le reste » avec Charles. Il tint parole cette fois-ci et le lendemain matin, une large photo de cadavre barrait la Une de son journal. Je fis, par mesure de prudence, le tour de quelques kiosques à journaux pour m’assurer de l’effectivité de la parution et de la mise en circulation du journal « PANORAMA ». Il n’avait pas changé un mot au texte et peut-être même, ne l’avait-il pas lu…

La communication du candidat Houngbedji était envoyée dans les cordes et elle investissait désormais tout le reste de son énergie dans des démentis qui ne firent qu’augmenter l’intérêt du public pour cette affaire de  » sacrifice humain ». Et bientôt, les images de Yayi dormant et sous lesquelles était inscrite l’accroche  » candidat dormidor » disparurent progressivement des feux tricolores de Cotonou. Nous avions remporté la partie. Ce que nous étions par contre loin d’avoir remporté, c’était le défi du dépôt des dossiers de notre candidat dans les délais fixés par la CENA et qui expiraient dans un peu plus de 24 h, alors que nous n’avions plus aucune nouvelle de lui.  » Il est allé se préparer « , conjectura malicieusement quelqu’un. Se  » préparer  » sans se soucier de préparer son dossier ? Cela sortait de l’entendement. Une réunion de crise se tint rapidement dans la salle de la cellule de communication autour de Charles Toko qui devenait de plus le pivot des conciliabules, depuis qu’il était allé tancer Issa Salifou « Salé » sur le plateau de Canal 3. C’était l’expression d’une audace qui l’installa durablement dans l’estime des militants yayistes et de tout le gotha politique qui soutenait « l’homme de Tchaourou ». Avaient pris part à cette réunion de crise et d’urgence, Ahamed Akobi, Saka Lafia, André Dassoundo, Charles Toko et moi. L’heure était grave et nous étions dos au mur. Le certificat de résidence ne posait pas un grand problème car nous pouvions l’obtenir facilement chez le délégué de cadjehoun qui faisait déjà partie des yayistes, malgré les pressions et rappels à l’ordre discrets mais fermes de la RB. Comment donc obtenir en moins de 24 heures, le casier judiciaire à trois colonnes dont la demande ne pouvait être faite que par le titulaire ? Comment l’obtenir dans un contexte de lourdeur administrative dans un délai aussi bref ? Comment le convoyer ensuite sur Cotonou dans ce même délai sans qu’il ne connaisse aucune avarie en route ? Et comment faire signer le dossier de candidature alors que le candidat lui-même n’était plus joignable ? Le sort semblait décidément s’acharner contre cette candidature après le remuant épisode de la loi de l’exclusion. D’abord, il fallait commencer par le plus dur : le casier judiciaire. Charles se proposa de prendre le chemin de Parakou le lendemain au petit matin. Mais le problème n’en serait pas pour autant réglé s’il fallait compter sept heures de route. La probabilité qu’il y arrive à l’heure de pause de la mi-journée était grande. Dans ce cas, il faudrait alors attendre 15 heures, la réouverture des bureaux sans oublier l’incivisme de certains agents qui pouvaient simplement ne pas répondre présent au poste dans l’après- midi. Et tout ceci, c’était sans compter avec d’éventuels problèmes mécaniques sur le chemin. L’évaluation de la situation était en notre défaveur. Nous étions impuissants. Il fallait que quelque chose se passe. Il fallait la main de Dieu…

Soudain, une idée traversa mon esprit. Lumineuse. Divine. J’avais beau être originaire d’Abomey que je regagnai en 1991, je n’en étais pas moins natif de Parakou. Mon père y avait passé la quasi totalité de sa carrière de chauffeur et nous y étions tous nés. Et n’eussent été le profond chauvinisme aboméen de mon père et surtout, son autorité indiscutable sur nous, le dendi eût été la langue parlée chez nous à la maison. C’était en effet la première langue que nous comprenions tous avant de comprendre le fongbé, puis le français. Et à part mon frère aîné Albert et moi, tous les autres s’étaient naturellement et définitivement incrustés dans cette ville. Je pensai aussitôt à Marguérite, ma soeur aînée immédiate. Elle avait pris le tempérament enthousiaste de ma mère et savait ouvrir n’importe quelle porte dans l’administration locale parakoise. C’est d’ailleurs à elle que je m’en remettais pour l’obtention en urgence des copies de mon acte de naissance, d’extraits de mon casier judiciaire. Elle serait parfaite pour aller le lendemain matin retirer au tribunal de Parakou, le casier judiciaire à trois colonnes de Yayi. Elle en avait le cran, l’entregent et les réseaux nécessaires. Je partageai rapidement ma proposition qui soulagea profondément l’assistance. Charles prendrait donc le chemin de Parakou au petit matin et n’aurait plus qu’à retirer le document chez Marguérite, une fois sur place. Je l’appelai sur place et elle fut très heureuse d’avoir enfin un rôle valorisant à jouer dans cette affaire. Quand elle m’appela le lendemain à dix heures, mon triomphe était total. Elle avait réussi en distribuant du « beau- père »,  » beau-frère », « belle-mère » et  » belle-soeur » à gauche et à droite dans l’administration du tribunal, à obtenir séance tenante, et en plusieurs exemplaires, le casier judiciaire à trois colonnes de Yayi. En reprenant la route de Cotonou dans l’après-midi avec le trophée, Charles me fit au téléphone un discours aux allures testamentaires et qui reflétait bien son sens inné du sensationnel et du faussement dramatique. « Ti R buce , me dit-il, je reprends comme ça le chemin de Cotonou avec le casier judiciaire de Yayi Boni. Si quelque chose m’arrivait en chemin, sache que ta soeur Marguérite en détient encore une copie que vous devez alors immédiatement trouver le moyen d’envoyer à Cotonou ». Bien entendu, il ne s’était rien passé en chemin et Charles était rentré à Cotonou autour de 22 heures. Mais pendant que son chauffeur de circonstance revenait à Bar Tito après l’avoir déposé à son domicile à Akpakpa, la 4×4 percuta si violemment le muret du terre-plein central de l’autoroute au niveau de PK 6, qu’elle devint définitivement irrécupérable. Le chauffeur s’en sortit indemme et Charles ne manqua pas d’en faire une lecture à la gloire de ses attirails mystiques. Le casier judiciaire était donc désormais en mains sûres. Quant à ma soeur , elle garde encore en sa possession jusqu’à aujourd’hui les copies demeurées chez elle.
Mais un autre problème se dressait devant nous en cette veille de clôture des dépôts de candidature. Un problème gigantesque, insurmontable. Un problème infranchissable : comment obtenir la signature de Yayi ?

Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 28

Aujourd’hui jour de clôture des dépôts de candidature pour la présidentielle de mars 2006. Et pourtant aucune nouvelle de Yayi. J’avais pu glaner quelques informations sur sa position géographique, mais je n’étais pas fondé à les partager. Je savais par exemple qu’il avait entrepris une tournée auprès des chefs d’État de l’espace UEMOA pour leur annoncer sa candidature prochaine à l’élection présidentielle béninoise et par conséquent son départ de la tête de la Boad. Ses relations avec ces chefs d’État étaient plutôt bonnes. Pas plus. Mamadou Tandja le nigérien ne lui cachait pas sa sympathie. Blaise Compaoré le burkinabé était plus froid et plus intrigant, mais n’affichait pas de réserve particulière à ce projet politique. Amadou Toumani Touré le malien l’encourageait avec effusion à y aller. Laurent Gbagbo l’Ivoirien faisait des blagues allusives sans que sa position ne soit clairement lisible. Le patriarche Abdoulaye Wade avait sa petite idée sur la candidature :  » mon fils, pourras-tu tenir face aux vieux crocodiles de la mare politique béninoise ? ». Le timonier togolais Gnassingbé Eyadema était de loin le plus protecteur. C’était lui le père politique de Yayi à qui il lui arrivait de faire passer les états d’âme du Général Mathieu Kerekou par rapport à ses actions populistes sur le terrain. Car même s’il ne fit rien pour empêcher la marche victorieuse de Yayi sur le terrain, surtout dans ses fiefs du nord, Kerekou n’ouvrit jamais ouvertement le débat avec lui quant à ses ambitions présidentielles. Mystérieux, il observait et laissait faire. Ce n’étaient pourtant pas les fiches dénonciatrices des services de renseignements qui manquaient. Et face a cette inaction du Général, le Colonel Patrice Houssou Guèdè entreprit de sa propre initiative, une opération ouverte d’intimidation sur Yayi qu’il s’en fut cueillir un jour à l’aéroport international de Cadjèhoun au retour de l’un des très nombreux voyages du président de la Boad. Alors que celui-ci se dirigeait vers le hall de l’aéroport, le patron des renseignements s’avança vers lui, lui serra la main de façon virile et lui intima l’ordre d’arrêter immédiatement ses agitations politiques sur le terrain qui pourraient désormais être prises pour de la subversion. Ce qui, paradoxalement, choqua Yayi dans cette confrontation inattendue et dont il se plaignit longtemps, c’était moins les menaces du colonel que le fait de lui avoir ainsi parlé en gardant sur sa tête, ce chapeau feutre sombre dont lui et le syndicaliste Lokossou semblaient connaitre les vertus. Oui ! Yayi faisait une vraie fixation sur les signes apparents de respect de son autorité. Il était par exemple moins risqué de l’insulter en se prosternant devant lui que de faire sa louange en restant debout face à lui, les mains dans la poche. Plus tard, le Général Robert Gbian, alors colonel et directeur du cabinet militaire de Yayi, eut ses moments de disgrâce pour une innocente posture « mains dans les poches » devant le chef suprême des armées, Yayi. Nous y reviendrons sans doute. Toujours est-il que cette initiative désespérée du patron des renseignements semblait ne rien avoir avec Kerekou. Celui-ci laissait faire. Et nous guettions ses moindre signaux avec parfois beaucoup d’anxiété. Celui qu’il nous fit au cours d’un de ses discours institutionnels sur l’état de la nation devant la représentation nationale nous fit plus que tressaillir de bonheur. L’énigmatique kaméléon, dans une sortie de piste au beau milieu de cette allocution, envoya un violent uppercut à toute cette classe politique qui ne pensait, disait-il, qu’à bloquer les actions de développement du « jeune compatriote de la Boad ». Tunde s’assura d’en faire une dizaine de gros titres à la Une des parutions de son écurie. Mais le plus intrigant ensuite, c’est ce repli immédiat et cette froideur qu’observa le général vis à vis de celui qu’il venait pourtant de célébrer devant l’Assemblée nationale. Insaisissable kaméléon. Que fallait-il en comprendre ?

Le timonier Gnassingbé Eyadema, disais-je plus haut, était un père pour Yayi qui le lui rendait bien par de périodiques visites privées dans sa citadelle privée de Lama-kara, dans le nord du Togo. C’est que Eyadema, échaudé par le douloureux épisode diplomatique que fut pour lui le passage de Nicéphore Soglo, observait avec grand intérêt les tractations de fin de règne au Bénin. Et si l’imprévisible Kérékou qu’il encourageait ouvertement à réviser la constitution et à se maintenir au pouvoir, devait lui refaire le coup de sa  » Conférence nationale » de 1990 en abandonnant le pouvoir, il vallait mieux garder un œil bienveillant sur le jeune Yayi qui savait si bien faire les samalecs. Mais le vieux timonier ne verra pas 2006 et je garde en mémoire la dernière visite que Yayi lui rendit à Kara. C’était en Janvier 2004 et j’étais du voyage.

Partis de Tchaourou dans la semi-pénombre du matin, nous fîmes un long contournement par Parakou, la bretelle Tchaourou- Beterou étant rendue inopérationnelle par l’affaissement d’un ponceau. J’étais assis sur la banquette arrière de la Mercedes, à côté de Yayi. Son garde du corps, Yakoubou Aboumon qui deviendra plus tard son garde du corps principal, occupait le siège à côté du chauffeur Tankpinou. Ce chauffeur était véritablement un génie du volant. La relation avec son patron était si fusionnelle qu’il savait silencieusement faire un sort à ses injonctions parfois intempestives. Car Yayi adorait la vitesse et les prises de risque sur la voie. Le voyage fut paisible et les causeries s’enchaînèrent sans arrêt. En traversant Djougou, Yayi garda un silence songeur. Cette ville faisait partie des portes dont il n’avait pas encore la clé.

Il sonnait déjà onze heures lorsque que nous entrâmes dans la petite et paisible ville de kara. Nous empruntâmes ensuite une longue piste bitumée et bordée de géants arbres presque centenaires. La piste était vide et de temps en temps, un poste de contrôle de la garde présidentielle togolaise me signalait que nous roulions vers le coeur du pouvoir. Puis la voiture se dirigea enfin vers un parking où étaient stationnés quelques véhicules officiels. Une grande clôture blanche et austère se dressait devant nous. Un groupe de soldats, l’arme aux poings, filtrait l’entrée du domaine devant un portillon. Nous descendîmes. Yayi me fit signe de le suivre. Yakoubou le garde du corps, resta avec le chauffeur. Arrivés devant la sentinelle, il nous était impossible de passer. Ces soldats étaient tellement habitués à voir défiler l’élite togolaise et même africaine, que personne d’entre eux ne semblait reconnaître Yayi. De toutes les façons, c’était bloqué et il nous était impossible de passer. Un des soldats finit par nous indiquer sans ménagement un banc branlant sous un arbre feuillu. Nous allâmes y prendre siège. Yayi fulminait :  » ah ces petits militaires ! Aucun respect einh… » En vérité Yayi avait bien son rendez-vous avec le timonier. Mais un cas d’urgence sanitaire était intervenu entre-temps et une équipe de chirurgiens et d’ophtalmologues européens tentaient une opération sur les yeux du président togolais. Nous passâmes près d’une heure, assis, à deux sur ce vieux banc qui grinçait sans arrêt. Finalement, un haut fonctionnaire qui ressortait de la résidence, reconnut le président de la Boad et intercéda pour qu’il entra. J’attendis seul sur le banc pendant un temps qui me parut une éternité.

Aujourd’hui est donc jour de clôture de dépôt des dossiers de candidature pour l’élection présidentielle de mars 2006 et Yayi n’était pas joignable. Au siège de campagne à Bar Tito, je voyais aller et venir Saka Lafia, la mine fermée. Il est quinze heures et je n’avais pas encore aperçu Charles Toko. Il était revenu d’un aller-retour la veille sur Parakou et devrait être « KO », me disais-je. La mission était une réussite inattendue et ma grande soeur Marguerite qui m’appelait régulièrement de Parakou n’affichait pas une grande modestie à ce sujet. Son entregent et ses relations avec le procureur de la république près le tribunal de première instance de Parakou avait permis de sortir le casier judiciaire numéro 3 de Yayi. Ce magistrat souffrira pourtant le martyr pendant les dix ans de règne de l’homme du changement et de la refondation.
Le temps s’égrenait, inexorable. Et bientôt, je vis Charles entrer dans le bureau en compagnie de Ahamed Akobi. Il m’informa avoir passé toute la matinée à la recette- perception de Jéricho en compagnie de Macaire Johnson pour le paiement des frais de dépôt de candidature. La quittance était là, dans l’épaisse chemise-dossier à sangle que tenait Ahamed Akobi. Mais le problème, c’est que Yayi n’était pas là pour signer. Et le temps passait, sans arrêt. Je demandai qu’on ferma la porte du bureau à double tour. Nous n’étions plus que trois. Je demandai une feuille blanche…

Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 29

Chabi Zakari Félicien était dans tous ses états. Il était directeur général du Trésor et jusqu’à 17h, il ne voyait personne passer à sa caisse pour le paiement et le retrait de la quittance obligatoire sur le dossier de candidature. Ahamed Akobi finit par donner suite à ses appels incessants en le rassurant. La quittance avait été bien retirée, mais à la recette-perception de Jéricho en face du marché Saint – Michel. Le dossier était d’ailleurs totalement prêt. Tout était bouclé et le cortège s’ébranla bientôt en direction de la CENA. La délégation était conduite par le professeur Jean-Pierre Ezin qui était l’œil du renard de Djrègbé, Albert Tevoedjrè dont le PNE, parti national ensemble, était, avec le NCC de François Tankpinou, les premiers soutiens politiques ouverts de Yayi dans l’Oueme. Jean-Pierre Ezin, cet après-midi là était accompagné de Ahamed Akobi, André Dassoundo, Saka Lafia, Macaire Johnson et bien évidemment Charles Toko. J’étais resté à Bar Tito bien que n’ayant plus rien de particulier à y faire. L’ambiance bruyante des militants qui allaient et venaient, l’écho parfois sourd de la musique dehors, à l’entrée du siège, me laissaient songeur. Si tout ce monde insouciant pouvait savoir ce qui venait d’être éviter. Je repensai à tout ce parcours qui, finalement, aurait été vain. Quatre ans de réunions plus ou moins secrètes, de voyages de jours comme de nuits sur les pistes les plus improbables du pays. Quatre ans de rencontres, de contacts. Quatre ans de meetings. Un condensé de parcours et d’expériences qui, de toute évidence, étaient largement au dessus du jeune trentenaire que j’étais. Le Bénin s’était présenté à moi, de façon inespérée, dans toute sa nudité. J’avais parcouru tous ces moments aux côtés de Yayi Boni comme si j’étais aussi candidat aux élections présidentielles. J’avais vécu intensément les grands moments de joie, de doute et de désespoir. Et dans ces moments de doute, je m’accrochais à ce songe prémonitoire que je fis en 2002 et dans lequel le visage du Général Kerekou se transforma sous mes yeux en celui de Yayi que je n’avais encore jamais vu physiquement et dont le journal « Le Progrès » venait, sous l’insistance de Serge Loko, d’annoncer le destin présidentiel. J’avais une foi inébranlable en mes songes de sorte qu’il m’étais souvent arrivé assez souvent dans mon cursus scolaire et universitaire, de voir en partie le corrigé-type d’une épreuve qui se présentait à moi le lendemain, dans les moindres détails. Au Bepc comme au Bac, j’avais suivi la proclamation de mes résultats avec une frappante précision avant même le début des épreuves. Cela avait évidemment ses mauvais côtés qui me torturaient souvent quand le songe étais mauvais et que je devais voir se dérouler un drame inéluctable. C’était de l’irrationnel certes, mais c’était infaillible pour moi. Avec Yayi, j’avais alors vu le Bénin du jour, mais aussi celui mystérieux des mille et une nuit. Et parlant de ce Bénin des nuits, je n’oublierai pas de si tôt celui que nous fit découvrir Chabi Zakari Félicien, chez lui à Toui.

C’était à l’occasion de l’une des dernières tournées préélectorales que nous fîmes dans le nord des collines, plus précisément dans la commune de Ouesse. Partis de tchaourou en début d’après-midi, nous eûmes notre premier meeting dans l’agglomération de kilibo. Dans la cours de l’école primaire publique, noire de monde, la fierté nagot fut au coeur de tous les discours, certains allant jusqu’à maudire tout locuteur de la langue tchabè qui ne se rangerait pas derrière la candidature de Yayi Boni. Et ils étaient en effet très rares, à penser comme Amos Elegbe, que la nébuleuse Yayi n’était qu’un trompe-l’œil, un ballon de baudruche qui se dégonflera très vite. C’est dire que le soutien de l’aire culturelle tchabè à la probable candidature du fils du terroir était ferme et dense. Après l’étape de kilibo qui ne prit fin qu’à la nuit tombée, notre délégation qui s’allongeait désormais au fil des jours, mit le cap sur le petit village de Ikemon. Même enthousiasme, mêmes malédictions proférées à l’encontre des « traitres » à la cause tchabè. Notre entrée dans le chef-lieu Ouesse, eu lieu au- delà de 23 heures à cause surtout de l’état défectueux des voies. Car l’arrondissement de Ouesse souffrait de tout. Elle ne disposait ni d’électricité, ni d’eau courante, et la voie d’accès principale n’était pas des plus confortables. Benoît Degla qui nous y accueillit dans la modeste maison du peuple éclairée à l’énergie d’un groupe électrogène, planta le décor en énumérant les doléances de sa terre. La foule compacte qui veilla jusqu’à tard dans la nuit pour écouter ce Yayi dont les calendriers étaient une denrée de choix, applaudit à tout rompre les promesses de cet homme qui s’engageait à ne jamais oublier ses frères mahi de Ouesse dont un des  » dignes fils », en l’occurrence Benoît Degla faisait partie de sa garde rapprochée.

La dernière étape de cette tournée fut Toui que nous atteignîmes autour de deux heures du matin. Le ronronnement des moteurs de la dizaine de véhicules qui formait notre cortège, réveilla la population qui, lasse d’attendre depuis 16 heures, s’était assoupie. Après un rapide arrêt dans la villa de Chabi Zakari Félicien, nous nous ebranlâmes vers le lieu du meeting. Mais au lieu d’un meeting classique, ce fut à une véritable démonstration des réalités mystiques du peuple tchabè que nous assistâmes. La foule, réveillée s’excitait comme si elle voulait se racheter d’avoir entre-temps cédé au sommeil. La place du village, éclairée par quelques timides lampes néon, bruissait des roulements du tambourin – parleur que les anglophones désignaient plus justement sous l’appellation de  » talking drum ». Albert, Macaire et moi avions pris siège derrière Yayi. Les roulements du tambourin s’intensifièrent aussitôt. Trois personnes, masquées et habillées en peau de bêtes, s’élancèrent au milieu de la scène, poussant des cris stridents, imitant différents oiseaux ou mammifères. Ils sautaient, virevoltaient avec furie, mimant des scènes de chasse, puis venaient se prosterner devant Yayi en prononçant d’interminables incantations dans un langage inconnu. C’étaient la société secrète des chasseurs, très réputée dans cette aire culturelle. Ils furent bientôt suivis par des femmes d’un certain âge, décharnée, dansant nonchalamment en balançant le corps à gauche et à droite. L’écho sonore du Daïbi, ce rythme rituel fédérateur des tchabè, envahit alors l’espace, sous cette voûte céleste sans étoiles. Puis un chasseur s’élançait à nouveau, fougueux, faisant des transes et poussant des cris d’animaux si perçant que j’en avais la chair de poule. Il faisait le tour de la scène puis finissait dans une bruyante allégeance à Yayi. Quand à quatre heures du matin, nous reprîmes la route pour Tchaourou, j’avais l’impression d’avoir vécu une nuit avec le monde des esprits. Et ce n’était certainement pas faux.

Bientôt une demi-heure que la délégation était partie à la CENA. Je rappelai Macaire Johnson pour avoir des nouvelles. Tout se passait bien. Mais mon interlocuteur rappela et me demanda de replier sur Cadjehoun. « Tiburce, le président vient de joindre Dassoundo. Il est à cadjehoun depuis quelques minutes et tient absolument à faire bénir le dossier par un groupe de pasteurs ». J’en croyais à peine mes oreilles. N’était- ce donc là que ce qui l’intéressait ? Je foncai en direction de Cadjehoun…
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 30

Lorsque j’arrivai à Cadjehoun, Yayi était là, assis sur sa petite véranda. Il m’avait l’air un peu amaigri et fatigué, mais paraissait d’humeur normale. « Tiburce, fit-il dès que j’entrai dans la maison, tu n’es pas allé à la CENA avec eux ? ». Je lui expliquai que j’étais resté au siège de campagne après le départ de la délégation. Il m’invita à m’asseoir sur l’une des chaises blanches en plastique que Ibrahim le gardien avait disposées sur la véranda. Yayi, comme d’habitude, voulait avoir le baromètre du terrain. Je le rassurai sans avoir besoin de le flatter. Car tous les signaux étaient au vert. L’enthousiasme était visible chez les populations et pour la première fois, nous avions des effets d’adhésion qui transcendaient les cloisonnements politico-régionalistes connus jusque-là. L’image hideuse de la confrontation nord-sud que nous redoutions avait été si bien noyée que Yayi paraissait suscité plus de passions positives dans les grandes agglomérations du sud que dans les fiefs traditionnels du nord qu’il reprenait au Général kerekou. Et ce résultat était loin d’être le fruit du hasard. En effet, en le présentant au sud d’abord sous l’emballage des églises évangéliques, en utilisant à fond sa proximité avec les Soglo dont nous mettions l’accent exprès sur la similitude des profils de technocrate – banquier, en insistant régulièrement sur ses liens filiaux avec une femme de Glexue, donc du sud, nous avions obtenu un résultat au dessus de nos attentes. L’essentiel des bastions RB fondait comme du beurre au soleil. « Yayi Boni, c’est le fils spirituel de Soglo », entendait-on carrément depuis Cotonou jusqu’à Abomey. La stratégie avait réussit et en cette mi-janvier 2006, je ne voyais vraiment plus comment nous pouvions perdre la présidentielle. A moins que, comme le soupçonne certains pessimistes, kerekou décide de ne pas l’organiser. Les signaux contradictoires, aussi ambigus les uns que les autres, qui nous parvenaient de la part du vieux Général, alimentaient abondamment ces faisceaux d’analyse. Ce paraissait évident, c’est que Kerekou était sous pression. Entre la volonté de partir du pouvoir sagement comme il fit naguère en 1991, et la pression impitoyable d’un lobby jusqu’au-boutiste qu’on disait puissamment assis au palais et actionné par une autre Chantal de Souza, il lui arrivait de vaciller dangereusement. Mais il ne fit néanmoins rien pour contrer l’avancement du mythe Yayi sur le terrain.

Le portail s’ouvrit et la délégation revenue de la CENA, déferla dans la maison. Le flegmatique professeur Jean-Pierre Ezin, derrière ses épaisses lentilles optiques, paraissait préoccupé. Pareil chez les autres membres de la délégation qui prirent siège sur l’étroite véranda dans un bruissement de chaises en plastique. Yayi demanda aussitôt à voir le dossier. Akobi lui tendit la chemise-dossier cartonnée. Yayi l’ouvrit puis feuilleta silencieusement le lot de documents à l’intérieur, scrutant certaines pages plus longuement que d’autres puis, sans émettre le moindre commentaire, le posa sur une chaise laissée vide à côté de lui. La ville bruissait depuis une demi-heure de rumeur de report de la date de clôture des dépôts de candidature et sur cette information, Yayi se montra en avance sur nous tous en nous le confirmant d’office. La clôture des dépôts était ajournée de trois jours et était donc désormais fixée au dimanche suivant.  » Rien ne presse, nous avons tout le temps  » , dit-il, avant de nous lancer sur le ton d’un défi, sa première sortie politique, son investiture en tant que candidat à l’élection présidentielle. Il la voulait pour le même dimanche, dans trois jours. Et il tenait à faire salle comble. C’est vrai que la programmation de cette investiture lui avait été faite par la Cellule de Stratégies et de Tactiques, CST, installée dans une villa discrète à deux pas de l’ancien rond-point de godomey. Mais l’absence de Yayi avait fini par émousser cette ardeur. Au sein de la CST, se retrouvaient entre autres, le docteur Jean-Alexandre Hountondji, Karimou Chabi Sika, Saca Lafia, Bagoudou Adam, Nestor Noutaï et Charles Toko qui me confia avoir financé de sa poche, la climatisation des locaux au moment ou tous ces soi-disant politiques, rechignaient à sortir le moindre franc de leur poche. J’avais d’ailleurs toutes les raisons de croire à cette énième confidence de Charles, non seulement à cause de son engagement et de son zèle débordant, mais surtout à cause d’une formule que Saca Lafia lâcha un matin dans la petite cour du domicile de Yayi après sa première rencontre politique avec lui. Yayi qui, fin calculateur, évitait de s’afficher ouvertement avec Saca Lafia, pour ne pas choquer la susceptibilité de Kerekou, finit néanmoins par le recevoir en compagnie de Debourou Djibril. Je ne pris pas part à la séance, mais la mise au point que Saca Lafia fit à un des cousins de Yayi dans la cour, m’amusa et me revint souvent chaque fois que je voyais cet homme dont le visage paraissait sculpter pour ne jamais sourire.  » Dites à votre grand frère que nous ne sommes pas venus vendre des cigarettes en politique », avait-il déclaré, la mine fermée. Voilà qui avait l’avantage d’être clair et bien dit, pensai-je alors, avec beaucoup d’amusement. Il vendait mieux que des cigarettes. Et cela devrait avoir son prix… en cash !

La CST avait donc proposé cette cérémonie d’investiture de notre candidat, une cérémonie qui devrait être surtout une grande opération de communication. Yayi, en nous donnant juste trois jours pour la réussir nous lançait un triple défi de mobilisation, d’organisation et de communication. Et parlant de communication, nous avions déjà bouclé l’affaire. La formule qui gagne était déjà en boîte :  » ça peut changer, ça va changer, ça doit changer ». Une accroche née un peu par hasard, sur les écrans de Didier Aplogan, au siège de son agence de communication « AG Partners » à Cadjehoun, à deux rues du domicile de Yayi. Cet après-midi là, Didier m’avait invité à son agence pour, disait-il « lui voir quelque chose ». A mon arrivée, nous refîmes longuement le débat sur la mise en formule du terme  » Changement  » qu’il nous avait déjà convaincus de garder comme terme général de la campagne. Et entre le terme et la formule déclinable en mille slogans sur le terrain, il y avait un parcours du combattant. Après plus d’une demi-heure de discussion, nous n’avions pas toujours eu cette petite étincelle qui changeait tout. En ressortissant de l’agence, Didier m’invita à jeter un coup d’œil sur les propositions graphiques autour d’un cauris envoyé par madame Claude Olory-Togbe et oui qu’il avait fait photographier. Je le suivis donc dans son espace – graphisme où je retrouvai le large sourire graphique de mon cousin Luc Vodouhê dont personne en famille n’avait compris la décision de choisir toute cette misère en lieu et place d’une si valorisante carrière de médecin. Le cauris était là sur son écran. Il était large, beau, puissant, légèrement incliné. Il semblait déjà porter la magie de la victoire. En un clic de souris, Luc fit apparaître sur son écran la triptyque  » ça peut changer, ça va changer, ça doit changer « . Il nous le montra sans trop savoir quoi en faire. Je le lis à haute voix. Quelque chose n’allait pas dans la progression de l’idée. Je proposai une réécriture de la formule mais en partant du  » ça peut  » et en terminant par la promesse  » ça va ». Didier Aplogan me tapauta aussitôt l’épaule en exultant :  » Tiburce, là c’est bon, on l’a et ça va faire très mal « . Je répartis ce soir de l’agence, en essayant de répéter silencieusement et le plus longtemps possible ce slogan dont le style n’avait pas de précédent dans ma mémoire.  » j’espère que tout cela n’est pas ridicule « , me disais-je.

Entassés sur cette modeste véranda, nous recevions la première vraie instruction de Yayi qui parlera désormais comme un commandeur, un chef politique. Il voulait le show pour dimanche, c’est à dire dans trois jours. Et ces trois jours que nous avions pour faire le plein du palais des sports, pour inonder l’espace de bannières et de calicots, seront les plus intenses que j’ai vécu en quatre années de marche vers le pouvoir.
Tiburce ADAGBE

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