Benin: memoire du chaudron episode 44

L’ancien Conseiller technique à la communication du président Boni Yayi, Tiburce Adagbè, rend publiques ses mémoires des faits vécus à la présidence de la République entre 2006 et 2011. Intitulés la « Mémoire du chaudron », les écrits croustillants de Tiburce Adagbè rentrent dans les méandres du pouvoir Yayi. Voici l’épisode 44 de la « Mémoire du chaudron ».

Je ne sais plus exactement d’où nous revenions. Mais ce soir-là, nous étions rentrés assez tard à Tchaourou. Nous étions en 2003 et la bourgade n’était pas encore couverte par les réseaux GSM.

Avant donc d’y entrer, il fallait passer la totalité de ses appels téléphoniques, au risque de devoir retourner le faire jusqu’à Parakou. Le réseau téléphonique filaire était inopérant à cause des nombreux vols de câble qui créaient de la discontinuité entre Parakou et Tchaourou. Je connaissais assez bien cette agglomération pour y avoir passé plusieurs séjours pendant mon enfance, lorsque mon père y fut affecté pendant deux ans comme chauffeur à la sous-préfecture. C’était de 1980 à 1982.

Je me souviens encore, comme si c’était hier, du Tchaourou de ces années-là. Mon père vivait à quelques encablures de l’ancienne maison de Poste. Il ne jugea pas nécessaire d’y emmener toute sa famille. Nous y passions les congés scolaires et certains week-ends. L’agglomération était sans électricité et je me souviens de cette lampe-tempête « Aladin » que le receveur des postes posait, allumée, sur la véranda du bâtiment chaque soir.

Je me souviens aussi des ballets incessants des porteurs d’eau fulani qui suspendaient sur leurs épaules une longue tige au bout de laquelle pendaient deux sceaux d’eau remplis à ras-bord, qu’ils vendaient de maison en maison. Car la petite ville ne disposait que d’un seul puits.

Je me souviens de ces majestueux irokos qu’on disait hantés et dont l’un d’eux, non loin de notre maison, dégageait au crépuscule, une étrange fumée blanchâtre, comme si quelqu’un y faisait le repas du soir. La nuée d’éperviers qui s’y abattait bruyamment confortait les suspicions et les superstititions.

Je me souviens enfin des énormes volutes de poussière que soulevaient sur la voie inter- États non encore bitumée, les voitures qui remontaient à vive allure vers le nord.

La seule distraction à l’époque était la gare Ocbn. Et mon père, les dimanches soirs, nous y emmenait, quand il ne choisissait pas d’écouter tranquillement sa radio, étendu dans son fauteuil devant la maison. Mais je préférais être à la gare. L’entrée du train en gare de Tchaourou les soirs, était un spectacle dont je ne me lassais jamais. L’animation frénétique qui s’emparait du petit quai dès les premiers sifflements lourds de la locomotive venant des lointaines contrées du sud du pays déclenchait un charivari indescriptible. Les passagers en partance pour Parakou se débattaient dans une foule de vendeuses de tout et de rien. Ignames, fromage traditionnel à base de lait de vache, tête et pattes de boeuf, viande de gibier frite et assaisonnée, tous les produits restés invendus au passage des trains du matin en provenance de Parakou, réapparaissaient pour une ultime tentative de vente.

Puis la silhouette de l’interminable monstre de fer se détachait progressivement de la ligne d’horizon. Elle grandissait au fur et à mesure qu’elle s’approchait du quai, dans ce sifflement qui n’arrêtait plus. Pour moi, c’était comme une séance de magie qui se renouvelait, mais dont je n’étais jamais repu. Lorsqu’enfin le train s’immobilisait, les étroites portières étaient prises d’assaut par ceux qui voulaient y monter et qui, excités et impatients, ne voulaient pas laisser descendre d’abord ceux qui étaient déjà à destination.

Mais ce désordre indescriptible finissait par se calmer au bout d’un moment. Et parfois, comme pour prolonger mon bonheur, le train restait en gare plus longtemps que d’habitude, coupant même carrément son moteur diésel. Mon père nous expliquait qu’un croisement était prévu avec un autorail BB de transport de marchandises ou un train voyageur de nuit appelé « train-couchette » en provenance de Parakou. Nous retournions ensuite à la maison, légers et heureux, comme à la sortie d’une super production hollywoodienne. Mon père est conducteur de véhicules, moi je serai conducteur de train, me jurais-je intérieurement.

Quelques rares fois aussi, mon père remplaçait cette inestimable sortie vers la gare de Tchaourou par des récits de certains pans de son vécu de chauffeur. J’en raffolais également. Un de ces récits me marqua particulièrement et illustrait bien le rapport qu’il entretenait avec les signes et le monde invisible.

C’était, nous raconta-t-il, à la fin des années 50. Mon père conduisait alors un des derniers commandants de cercle des contrées du septentrion. C’était un français, amateur de chasses de nuit. Mon père le conduisait souvent dans le parc naturel de la Penjari d’où ils ressortaient au petit matin, lourdement chargés de trophées de chasse aux valeurs aujourd’hui inestimables.

Mais une nuit, il se passa quelque chose d’extraordinaire. Mon père, comme d’habitude, était resté seul dans la Land Rover, les phares allumés, attendant le retour de son patron, au fond de la nuit, au milieu de ce nulle part. Soudain, il entendit un chant de procession royale des cours d’Abomey.

Faible au début, le chant se faisait de plus en plus net en se rapprochant de la voiture. Pétrifié, il garda le phare allumé en fixant devant lui. Le ronronnement de son moteur fut bientôt étouffé par le bruit de la procession. Il aperçut alors dans son champ visuel, des cerfs , appelés en langue fongbe  » agbanlin ». Les mammifères se tenaient sur leurs pattes arrières et se suivaient en file indienne. Ils étaient drapés de pagne blanc, portant fièrement leurs cornes en forme de branches d’arbre. La procession passait, interminable, dans le halo de lumière qui trouait cette nuit si opaque de la Penjari.

Les quadrupèdes se suivaient, en statut debout, chantant en fongbe des chansons funèbres. À un moment, mon père vit passer l’objet de la procession. Un groupe de trois cerfs portait sur leur tête un long cercueil. Les chants de procession s’enchaînèrent jusqu’au passage du dernier cerf.

Mon père était tétanisé, atterré, dépassé. Était-ce un rêve ? Une vision ? Une hallucination ? Toujours est-il que l’écho lointain de la procession lui parvenait encore lorsque son patron, le commandant de cercle, réapparut. « La chasse a été bonne, dit-il à mon père, j’ai abattu un grand cerf ».

Revenu en ville, mon père reçut l’explication de son incroyable expérience spirituelle : son père était mort dans la nuit à Abomey.

Chaque fois que, comme ce soir-là, je rentrais à Tchaourou en compagnie de Yayi, certains de ces souvenirs me revenaient à l’esprit. Il m’arrivait parfois d’essayer vainement de localiser l’emplacement de la maison de mon père. Mais tout avait si vite changé. La gare de chemin de fer n’était plus que l’ombre d’elle-même, la petite ville était désormais électrifiée, la voie inter-États était désormais bitumée. Ce n’était plus le Tchaourou de mon enfance. Quand je m’y retrouvais désormais avec Yayi, c’était pour parler conquête du pouvoir. C’était pour réfléchir stratégie.

Malgré l’heure tardive de notre retour ce soir-là, le dîner fut lourd mais succulent. L’invariable igname pilée à la sauce sésame était au menu. Nous devisâmes encore un moment avant de nous souhaiter bonne nuit.

J’occupais souvent une chambre à l’étage de cette bâtisse blanche au bord de la route, à l’entrée sud de la bourgade. J’étais sur le même palier que le maître de maison. Mon sommeil fut lourd, mais paisible. Et j’eusse sûrement fait la grasse matinée si ce discret toc-toc sur ma porte ne m’eût pas réveillé.

Je tirai la porte et me retrouvai nez à nez avec Yayi. Il avait un seau d’eau à la main. « Tiburce, j’ai de l’eau chaude pour toi » me dit-il en posant le seau en plastique sur le pas de ma porte. Ce geste d’une humilité et d’une humanité si pures, me marqua très longtemps dans les rapports qui furent les miens avec lui sur le chemin du pouvoir. Aujourd’hui, il ne s’en souvient peut-être plus, mais la question qui me revenait plusieurs fois à l’esprit quand plus tard le pouvoir le rendit ivre et fou, était celle-ci : combien de Yayi Boni se dissimulaient dans l’unique que je voyais ?

La réponse sera laissée à l’appréciation de tous lorsque ma chronique aura atteint cette étape.

Pour le moment, nous sommes à la conquête de Zè et de son leader Valentin Aditi Houdé. S’il vient avec nous, nous sommes sûrs de terminer premier au premier tour du scrutin. S’il nous rejette, nous aviserons. Surtout que certaines de ses exigences nous parvenaient déjà…

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