Bénin – Dans les méandres du pouvoir Yayi : mémoire du chaudron épisode 63

Lorsque je reçus enfin le quitus d’aller rejoindre l’effectif d’une des deux classes de Première D, il était déjà 18 heures. La salle de classe qu’on m’indiqua était vide à cette heure-là. Les premières séances étant dédiées aux prises de contact entre enseignants et apprenants, la soirée ne fut donc pas longue pour le professeur de français dont j’ai vu le nom écrit en caractères cursifs sur le tableau noir.

Je vis aussi, écrits sur le tableau, quelques titres d’ouvrages à étudier au cours de l’année scolaire. « Un piège sans fin » de Olympe Bhêly-Quenum et un autre titre de la littérature classique française. Ne pouvant choisir déjà un siège dans la salle pour l’année, je remis cet exercice au lendemain.

Avais-je encore vraiment le choix ? J’occuperai bien un siège dont personne n’aura voulu, me dis-je, en repensant avec agacement à tout ce temps précieux que j’ai perdu, assis sur un banc, devant les bureaux de l’administration.

En rentrant chez moi, je fis un peu plus attention à l’architecture du lycée. C’était exactement la même que celle de mon collège de provenance. Des bâtiments coloniaux massifs qui semblaient être construits pour durer une éternité. Et puis cette couleur jaune ocre qui, comme au CEG1 de Parakou, les rendait insensibles à la poussière.

Je ne risquais donc aucun dépaysement de ce côté-là. Par contre, pour la cinquantaine de minutes de marche qu’il me fallait désormais faire plusieurs fois par jour entre mon domicile de Dokpa-Toïzanli et ce lycée situé au quartier Adjahito, il me fallait muscler mon mental.

Mes cousins m’avaient montré un ensemble de raccourcis et de chemins détournés pour rendre mon trajet moins long. Mais pour moi, habitué à rallier jusque-là mon collège en quinze petites minutes de marche, tout semblait désormais un défi à relever. Dans certaines situations, on n’a qu’une seule option : avancer. Et j’étais résolument décidé à avancer, décidé à reconstruire ma réputation dans ce nouvel environnement académique.

Sur le chemin du retour, je pensai à ce roman inscrit au tableau par un professeur de français que je ne connaissais pas encore, mais qui, me disais-je avec conviction, n’aurait d’autre choix que de devenir mon ami. J’avais en effet croisé la couverture rouge de ce roman au programme, depuis ma classe de Quatrième. C’était dans les rayons de la bibliothèque départementale à Parakou où je passais tout mon temps libre. Nous étions un groupe d’amoureux de la lecture que monsieur Bawa, l’obséquieux bibliothécaire, venait trouver, les matins, sur la porte de la grande salle de lecture. Nous étions également et presque toujours les derniers qu’il réussissait à faire sortir de la salle après avoir répété plusieurs fois, de sa voix monocorde, ce Camarades lecteurs, il est l’heure.

Bien entendu, avant de nous résoudre à quitter la salle, nous dissimulions les livres dont l’agréable lecture venait d’être ainsi interrompue, dans des rayons où leur présence ne pouvait être soupçonnée. Cela nous permettait de les retrouver à la première heure le lendemain. Mais le bibliothécaire n’était pas dupe sur nos manœuvres espiègles et parfois, remettait tous les bouquins à l’endroit, après notre départ de la salle. Il se faisait ensuite le plaisir de nous voir chercher vainement le lendemain, un roman de Ferdinand Oyono ou de Chinua Achebe, dans le rayon Cuisine et déco.

J’avais donc lu Un piège sans fin, ce roman philosophique de Olympe Bhêly-Quenum, pour la première fois en classe de Quatrième. Et depuis, j’avais dû lire un nombre incalculable de fois cette complainte sans fin du personnage Ahouna aux prises avec les absurdités du destin. Anatou, cette femme si fatale, Bossou, la malheureuse victime d’une séance de correction administrée par un groupe de singes, les mélopées mélancoliques dont Ahouna savait remplir cet univers pastoral fulani, le marché de nuit de Gamè, la longue errance qui conduira ce jeune homme heureux et innocent, vers le crime libérateur, la prison puis le néant.

J’avais souvent lu ce livre en me demandant si son auteur pouvait écrire mieux. J’avais été profondément et sans doute définitivement impacté par son savoir-faire dans le maniement du passé simple, dans cette façon presque impudique d’ouvrir l’antre du récit à son lecteur. J’avais lu ce roman peut-être une dizaine de fois, sans savoir que je le retrouverais un jour au programme. Maintenant que j’ai vu le titre écrit au tableau, je savais que je n’allais pas m’ennuyer tout au long de l’année. Et je ne m’ennuyai vraiment pas. Félix Dossou, mon professeur de français, Aïkpon, mon professeur de philosophie, et tous les autres enseignants que j’eus cette année-là, se mirent d’accord, par les différentes appréciations flatteuses qu’ils mirent dans mon bulletin de notes, sur une chose. J’étais un cran au-dessus de la classe.

J’écris ce genre de choses, qui peut sembler narcissique, pour les causes du récit. Je ne suis pas dupe sur les complexes et les frilosités de beaucoup d’entre nous chaque fois que quelqu’un doit parler de lui-même en bien. Je ne peux pas non plus, pour raison d’humilité, écrire que je fus, dans ma classe de Première « D » au lycée Houffon, un élève ordinaire, alors que j’en fus le major. Je n’aurais pas rendu service à mes professeurs dont certains sont restés jusqu’à ce jour, des amis personnels. Je n’aurais pas non plus rendu l’hommage qu’il faut à ces camarades de classe dont beaucoup sont aujourd’hui lecteurs assidus de ces chroniques.

Car ils surent saluer avec humilité et déférence, le talent de ce frère qui leur venait du nord, d’un nord si lointain, si mystérieux et dont ils voulaient désormais tout savoir. C’est vrai aussi que certains ne s’embarrassèrent pas de scrupules pour attribuer mes performances académiques à des potions et à des racines très répandues au nord. Mais c’était la partie marginale. Et j’ai pu bénéficier et continue d’ailleurs de bénéficier aujourd’hui de l’amitié et du soutien de ces camarades de classe que mon chemin rencontra au lycée Houffon.

Je garde de ces années, le souvenir impérissable de l’amitié, puis de la fraternité que m’offrit de façon altruiste, ce camarade de classe, Akabassi Jonas, qui me proposa le gîte et le couvert chez lui au quartier Lègo, à deux pas du lycée Houffon, quand il sut la distance que je parcourais chaque jour. Sa famille devint la mienne et l’instituteur qu’il devint, resta mon soutien et mon appui le plus sûr à Abomey, pendant toute ma marche aux côtés de Yayi.

C’est d’ailleurs lui qui me mit en contact avec l’artiste Somadjè Gbesso lorsque le refus de Alèkpéhanhou m’avait mis dos au mur. Je rends cet hommage appuyé à cette main secourable que me rendis Jonas à un moment où j’en avais vraiment besoin. Je lui rends cet hommage surtout parce que, pour des raisons plus ou moins vraies, nous Aboméens, n’avons pas la réputation de soutenir les destins qui paraissent plus visibles que le nôtre. Nous nous recroquevillons en espérant secrètement que la fleur trop chatoyante flétrisse, que l’étoile trop aveuglante s’assombrisse et qu’un coup de vent déracine par surprise l’arbre trop ombrageux.

Abomey fut mon plus grand livre d’histoire. Un livre grand ouvert, gratuit. Et pendant les deux années académiques que j’y passai, je ne me lassai pas d’y plonger mon regard, de faire voltiger mon esprit et mon imagination. Car chaque motte de terre, dans cette ville, renferme plus de quatre cents ans d’histoire plus ou moins glorieuse. Sur le chemin du lycée, je passais, en sortant immédiatement de notre concession, devant cet intrigant fétiche royal Aïzan qui donna le nom Toïzanli à mon quartier.

On disait que ce fétiche fut édifié sur sept captifs de guerre enterrés vivants, au début du règne du roi Glèlè. Le Aïzan était par excellence une divinité dédiée à la guerre, aux actes de violence et de bravoure. À la veille des grandes campagnes militaires, les principaux chefs de guerre et les prêtres du royaume passaient lui faire des promesses en cas de victoire.

Et ces promesses, kpli en fongbe, se déclinaient en sang et en sacrifices humains. Le matériel militaire royal y était exposé pendant des jours, afin de recevoir l’onction du Aïzan. Passer devant ce fétiche dans la pénombre de l’aurore me glaçait. Mon itinéraire traversait ensuite l’impressionnante fosse de fortification creusée autour de la ville primitive par le roi Agadja.

Les ronces qui la remplissent encore aujourd’hui doivent être d’époque et font partie intégrante des éléments de défense de la ville. C’est cette fosse qui donna le nom Dokpa au quartier, qui est donc ainsi appelé Dokpa – Toïzanli. Plus loin, mon chemin traversait une grande partie du domaine des palais royaux avec ses morceaux de murailles en ruine, ses monticules de terre, vestiges d’une vie de cour que mon imagination me disait trépidante.

Je repense souvent au roman historique Doguicimi de Paul Hazoumé, en traversant ce palais autrefois si vivant, mais aujourd’hui rempli de chiendents et de kinkéliba. Et puis, dans ce lycée Houffon érigé au coeur du palais royal, il y avait cet amas de pierres non loin de notre aire de sport et qui passerait inaperçu pour l’observateur non averti.

Ce tas de pierres à l’apparence anodine représente pourtant le fruit de la corvée imposée par le roi du Danxomè, à une agglomération mahi vaincue. Chaque captif de guerre devait rentrer dans Agbomè avec un morceau de pierre. Il y avait aussi et surtout l’arbre fétiche Houffon dans l’arrière-cour du lycée, non loin de la montagne de pierres. Cet arbre qui donna son appellation au lycée aurait la réputation de se remettre sur pied le jour d’après sa mise à mort. D’où ce nom Houffon, qui signifie « qui ressuscite de la mort ».

Voilà l’Abomey que j’ai connue dans mon adolescence quand, à la suite de mon père en 1991, je vins m’y installer pour des raisons académiques.

Abomey, ville mystère. Abomey, ville nécropole où chaque chambre abrite un tombeau. Je passai ainsi mes deux années à Abomey, à dormir sur la tombe de ma grande sœur Jeanne, décédée à Parakou, dans la fleur de l’âge en 1985, sur une table d’accouchement pour son unique grossesse qu’elle avait pourtant portée jusqu’à terme, malgré les exigences des enseignements de sciences naturelles qu’elle donnait au lycée Mathieu Bouké de Parakou. J’ai dormi deux années sur cette tombe sans jamais faire le moindre cauchemar. Une autre dimension des rapports avec les morts, que j’appris à Abomey.

Abomey, ville qui se donna poings et pieds liés à un amant à qui elle n’exigea pas la moindre garantie. L’histoire dira si elle fit bien de croire à Yayi.

Tiburce Adagbe

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