Bénin – Dans les méandres du pouvoir Yayi : Mémoire du chaudron épisode 100

À neuf heures ce samedi matin, j’étais au siège de campagne à Bar Tito. J’étais et je continue d’être un maniaque de la ponctualité. Dès qu’on me fixe l’heure d’un rendez-vous, cela devient une obsession dans mon esprit et j’admets mal les justifications de retard qui nous sont propres et qui consistent à parler d’  »heure africaine ». Quelle serait donc cette fameuse horloge africaine à laquelle nous aimons si tant faire référence et qui voudrait par exemple qu’un service administratif ne soit opérationnel qu’après 10 heures, bien qu’ouverte virtuellement à 8 heures ? Je tiens cette fixation sur la ponctualité de mon père. Il n’était pas rare de le voir se pointer à l’heure exacte à une cérémonie ou à une réception festive avec un tel souci de ponctualité qu’il se retrouvait seul, assis au milieu de chaises vides et non encore disposées. De la même façon, il repartait logiquement avant la fin, et même parfois alors que le service des mets venait à peine de commencer, parce que, pour les mêmes raisons de ponctualité, il devait se retrouver ailleurs à l’heure exacte. Cet homme n’avait pourtant jamais mis les pieds à l’école. D’ailleurs, je ne l’aurais jamais cru si cette affirmation ne venait pas de lui-même, corroborée, non sans fierté, par ma mère qui, un rare jour où elle était d’humeur exécrable, lui rappela sans ménagement que ce fut elle sa seule institutrice. Ah, les femmes ! Il vaut mieux ne pas les mettre en ébullition.

C’est que mon père maniait le français avec une telle précision et une telle rigueur, que nous nous perdions tous dans l’établissement de son profil académique. Je le revois, certains samedis soirs, allongé dans son fauteuil devant notre bâtiment, suivant silencieusement l’émission « Atchakpodji », un talkshow à grand succès de la radio nationale. À la fin de l’émission, et profitant encore des dernières lueurs du jour, il sortait ses verres de lecture de leur étui en cuir, puis déployait un exemplaire du journal soviétique « La Prada » dont il ramenait un lot à la maison en fin de semaine. Il lisait religieusement ces larges tabloïds jusqu’à ce que l’obscurité l’oblige à les refermer. J’y jetais ensuite un coup d’œil curieux et butais invariablement sur des expressions rébarbatives comme « soviet suprême », « sovkoz », « kolkoz ». Les pages, grises, étaient austères et généralement sans image. Mais, c’était l’une des rares sources d’information écrites en cette fin des années 70. Il y avait aussi, bien entendu, le journal « Ehuzu », l’organe militant de la « révolution populaire », qui me paraissait déjà plus chaleureux avec ce dessin d’un homme musclé qui rompait les liens d’une chaîne. C’était là les lectures de mon père. Il ressortait également son étui à lunettes lorsque je ramenais mon bulletin de notes. Il réajustait la monture sur son nez, puis lisait dans les détails le bulletin. Et comme les notes étaient bonnes, il me lançait, avec beaucoup de fierté : « Brave jeune homme, c’est à ton père que tu ressembles ». Je prenais ce commentaire comme ma récompense suprême, même si cela agaçait parfois furieusement ma mère qui se voyait, dans la même logique, attribuer nos défauts.

La vérité est que j’aimais bien ressembler à mon père. C’était un homme à l’apparence extrêmement soignée. Les plis de ses chemises claires et de ses pantalons « tergal » ou « jersey » étaient toujours impeccablement droits. Mes frères aînés qui, le dimanche soir, avaient cette redoutable corvée de repassage, connaissaient des moments d’angoisse quand il venait ausculter la qualité du travail. Et puis, ce fer à repasser était vraiment du fer. Cette petite statuette de coq qui le surmontait et lui servait de verrou était tellement brûlante que la basculer de temps en temps pour raviver la braise était tout un art. Les choses se compliquaient parfois quand le charbon incandescent crépitait, répandant de minuscules particules sur le vêtement en cour de repassage. Mon père était surtout bel homme, et je trouve encore aujourd’hui miraculeux que sa vie de couple avec ma mère ne connût aucun soubresaut, pour fidèle que puisse être ma mémoire. Bien que diamétralement opposés en termes de personnalité, lui et ma mère vécurent inséparables jusqu’à la fin de leur vie. Et pour marquer ce symbole, nous décidâmes, au décès de ma mère, en 2010, de l’inhumer à côté de son mari qui, lui, tira sa révérence deux ans plus tôt, en 2008.

Si je suis donc si ponctuel à Bar Tito ce matin, je le tiens donc de quelqu’un, même si j’admettrai, plus tard, que le retard volontaire est, sous nos cieux, un instrument de démonstration de pouvoir. À neuf heures ce matin, le siège de campagne était calme. Le gardien, qui me témoignait toujours une grande reconnaissance, parce que me devant son recrutement, me fit un grand « V » de la victoire lorsque je finis de garer. Il n’était pas informé de la réunion qui devait se tenir là, ce matin. D’ailleurs, me dit-il, personne n’était encore là. Je traversai la petite allée dallée de la cour, puis retrouvai, avec une certaine émotion, le hall. Tout y était si calme. Je poussai la porte de la salle que j’occupais avec Charles Toko. Elle n’était pas verrouillée. Un tas de journaux encombrait la table. Je tirai un fauteuil de bureau et m’assieds. Une des roulettes en dessous avait disparu et je faillis me retrouver dos au sol. Je m’installai carrément sur le bureau et entrepris de feuilleter quelques journaux. La cacophonie des titres déphasés m’amusa. J’avais vu par exemple en gros titre à la une d’un journal, « Le septentrion rejette l’inconnu Yayi Boni ». J’essayai de lire l’article, mais renonçai aussitôt. Je n’y comprenais rien. Bientôt, des présences humaines commencèrent à se signaler dans le bâtiment. Je revins dans le hall et tombai nez à nez sur Valentin Houdé. Il se fit chaleureux et me demanda dans quelle salle devrait se tenir la séance. Je n’en savais rien. « Peut-être en haut », lui dis-je. Il n’eut heureusement pas le temps d’errer. Une partie des membres de la direction nationale de campagne fit son entrée dans le hall et quelqu’un nous invita à monter à l’étage, dans une salle de réunion. Nous montâmes silencieusement et nous installâmes dans une pièce à gauche, à la sortie des escaliers. Nous finissions à peine de nous asseoir que Yayi apparut, accompagné par le professeur Albert Tévoédjrè. C’était la première fois que je voyais Yayi en ces lieux. Il avait les traits tirés et je le liais à l’éprouvant défi physique que fut la campagne électorale. Nous nous mîmes mécaniquement debout dès son entrée dans la salle. Le professeur Albert Tévoédjré, lui, était drapé d’un magnifique boubou blanc, avec cet inséparable bonnet haoussa qui faisait partie de son image.

La séance fut introduite dans des termes brumeux par Yayi, et je compris, en suivant le développement de Albert Tévoedjrè, que nous allions vers une situation à laquelle je ne m’étais pas préparé mentalement. Selon ses explications, corroborées par certains leaders politiques présents dans la salle, un vaste plan de fraude serait en préparation à Porto-Novo, en faveur du candidat Adrien Houngbédji. Très drôle, pensai-je, ahuri. Qu’est-ce que cela pouvait changer que Houngbédji fraude ou pas à Porto-Novo ? Je ne comprenais pas du tout la logique de cette dénonciation. Je venais de faire près d’une décennie dans la presse et j’étais loin d’être naïf sur la cartographie politique du Bénin. Que voulaient-ils dénoncer ? Le prévisible score stalinien de Houngbédji à Porto-Novo face à Yayi ? Aurait-il besoin de frauder pour faire une performance électorale chez lui, à Porto-Novo, face à notre candidat ? Je me surpris à être isolé dans ma perception de la situation. Je ne sais pas si Charles était là. Mais, ce fut un effroyable moment de solitude pour moi. Le plus sérieusement du monde, il fut demandé à un comité de deux ou trois personnes de procéder, séance tenante, à la rédaction d’une lettre de dénonciation à la Commission électorale nationale autonome, CENA, avec menaces claires du candidat Yayi Boni de contester les résultats du scrutin du lendemain dimanche, si lumière n’était pas faite sur le remplacement de ses représentants dans certains bureaux de vote à Porto-Novo.

J’étais hors de moi-même, tellement la situation me paraissait surréaliste. Voilà donc un candidat qui part largement favori dans une élection présidentielle, un candidat qui boucle pratiquement dix départements sur douze dans le pays, mais qui demande le report du scrutin et s’engage dans un imbroglio, à seulement quelques heures du jour du vote. Il y a, dans les milieux obscurantistes fons, un mauvais sort appelé « Sroukpa » et qui conduit sa victime à s’automutiler, à se jeter dans un puits où à se pendre sans raison. Je ne fus pas loin de penser ce jour-là que tout ce monde-là était sous l’emprise de ce mauvais sort. Qui avait, en effet, intérêt à la tenue du scrutin si ce n’était le favori ? Comment expliquer que nous puissions prendre de tels risques à un moment où tous les voyants sont au vert et qu’un lobby tapis à la présidence de la République n’attendait que la moindre occasion pour pêcher en eaux troubles ?

La proposition de lettre de dénonciation fut déposée devant Yayi. Je sortis de la salle. Qui étais-je pour contester la science électorale du « renard de Djrègbé »? Je tournai en rond un moment en me demandant ce qui m’arrivait. Bientôt, le texte, signé, sortit de la salle et on me demande d’appeler les télévisions. Je le fis, puis m’éclipsai, le cerveau en feu. Je décidai de rentrer chez moi et de ne plus en ressortir de si tôt.

Un peu après le pont de « Houédonou » à Godomey, mon téléphone sonna. C’était Didier Akplogan. Il venait, me dit-il, d’être alerté par des responsables de médias sur l’acte à peine croyable que notre candidat venait de poser. Il m’informa que Denis Babaèkpa, le conseiller à la communication du Général Mathieu Kérékou et actif partisan de sa pérennisation au pouvoir, était déjà en possession du courrier incendiaire et comptait l’exploiter au mieux pour préparer l’opinion à une probable annulation du scrutin. Il fallait parer au plus pressé. « J’ai parlé tout à l’heure avec « Patrice » et j’irai à son domicile. On verra ce qu’on peut rattraper. Tu peux venir ? », me demanda-t-il. « Didier, je suis surmené. Mes capacités intellectuelles sont au point mort. Je préfère rentrer me reposer », lui répondis-je.

J’appuyai sur l’accélérateur en remontant sur la voie bitumée. « Ces politiciens sont parfois des nuls », me dis-je en mettant mon téléphone hors réseau. Que la volonté de Dieu se fasse !

Tiburce Adagbè

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