Bénin – Dans les méandres du pouvoir Yayi : Mémoire du chaudron épisode 86

Yayi sortit enfin et le cortège put s’ébranler en direction de Ségbana. Le soleil semblait s’être levé plus tôt que d’ordinaire et ses rayons argentés perçaient vaillamment l’épais cordon de poussière que devenait la piste carrossable avec notre passage. L’état de la voie était exécrable et nous sentions les complaintes des suspensions de notre véhicule. Nous avions veillé à n’être que deux dedans, malgré maintes plaidoiries pour que nous embarquions des intrus. Ils nous auraient rendu le trajet pénible, en nous empêchant de causer librement.

La conduite sur une piste pareille nécessitant beaucoup de concentration de la part du chauffeur, je ne causai pas beaucoup avec Macaire. Cela faisait bien neuf jours qu’il était au volant. Je profitai alors du calme dans la voiture pour me plonger dans une méditation à propos de ce peuple, les Baribas ou « Baatumbus », dont on situait les origines au Nigéria, et qui avait atteint un niveau d’organisation sociale aussi évolué que complexe.

Parmi les locuteurs de la même langue, il fallait en effet distinguer les princes, ceux de la classe dirigeante encore appelés les « wassangari », les Baribas ordinaires et les Baribas dits de souche inférieure, les « gandos », dont les aïeuls seraient des bouviers peulhs engagés pour l’entretien du cheptel bovin des princes et qui, au fil des siècles, auraient assimilé les us et coutumes de leurs maîtres.

Je repensai à la facilité avec laquelle Yayi s’était fait accepter et adopter par ce peuple pourtant si fier et si tatillon sur ses éléments identitaires. Je ne crois pas, contrairement à beaucoup d’analystes, que cette adoption facile soit liée aux plaisanteries de cour qui ont toujours lié les Baribas et les Nagots. Il se fait que « Yayi Boni » est composé de deux noms très familiers et très répandus dans les contrées baribas où « Boni » par exemple, désigne le quatrième fils.

Du nagot au baatonu, il n’y avait que l’accent qui varie dans le prononcé du nom « Yayi Boni » qui, finalement, passe très bien auprès du bas peuple bariba.
L’opération eût été nettement moins souple si notre candidat se nommait autrement. C’était là, à mon avis, une programmation qui ne pouvait relever que du destin.

Comme je le disais dans un épisode précédent, je ne suis pas locuteur baatonou. J’aurais pourtant pu parler couramment cette langue si, en plus des documents d’alphabétisation que je passais récupérer gratuitement au centre d’alphabétisation de Parakou, encore appelé « Baatonnou kéou », le chaudron de mon quartier _ »Yéboubéri » m’avait offert un bain linguistique adéquat. Mais, la langue dominante dans mon quartier, c’était le dendi, même si l’essentiel des populations autochtones est de souche bariba. J’ai eu cependant d’excellents copains baribas tout au long de mon parcours académique, et le trait commun que je retrouve entre eux est la fierté, et surtout le courage.

L’un de ces amis que j’eus en classe de sixième et dont la personnalité ne démentait pas ces deux caractères s’appelait Damagui. C’était un passionné de cinéma. Et déjà à cet âge, profitant d’une surveillance plus relâchée de ses parents, il passait toutes ses soirées dans la salle de cinéma de la ville où se diffusaient en semaine des films karaté. Puis, le lendemain, Damagui mettait un point d’honneur à me faire vivre le film de la veille avec force onomatopées. Sa passion de ces comptes-rendus était telle qu’il montait rarement sur sa bicyclette « Peugeot » flambant neuve qui l’aurait naturellement isolé de son fidèle auditeur que j’étais sur le chemin du retour du collège. Il préférait donc traîner le vélo jusqu’à son domicile, de façon à pouvoir garder le contact avec son auditoire.

Puis, les onomatopées s’enchaînaient, les unes plus sèches et plus bruyantes que les autres. Damagui eût sans doute pu m’apprendre sa langue, le baatonnou, s’il ne passait pas tout son temps à me raconter le dernier exploit de Bruce Lee ou de Jacky Chan. Cette amitié, bien qu’éphémère, me marqua beaucoup. Je fis, quelques années plus tard, en classe de Troisième, plusieurs sorties vers des hameaux baribas de la périphérie de Parakou et je pus, à ces occasions, toucher du doigt la notion de l’hospitalité, mais aussi celle du code de l’honneur chez ce peuple qui a pour tradition de toujours garder une portion d’igname pilée au fond du mortier, pour un éventuel visiteur. Ce peuple pour qui une femme parturiente se couvre d’infamie en poussant des cris de douleur.

Il y a tant et tant de choses à savoir encore sur la culture baatumbu. Mais, pour le moment, c’était l’état de la route de Ségbana qui transformait le voyage en un véritable calvaire pour nos véhicules. Le sol, de plus en plus poudreux, ralentissait l’avancée du cortège. Un véhicule se mit à patiner, bloquant tous les véhicules qui le suivaient, coupant de fait, en deux, le cortège. Le véhicule de tête, alerté, finit par s’arrêter. Un chauffeur plus expérimenté se mit au volant de la voiture immobilisée par ce sol poudreux. Il fit une manœuvre si brusque que le véhicule, en s’élançant, souleva une poussière si épaisse que nous nous précipitâmes dans nos véhicules respectifs, pour protéger nos voies respiratoires.

Puis, le cortège se remit en route. Les hameaux étaient si rares sur le trajet que nous semblions parfois rouler sur une planète sans repère. Ségbana, c’était vraiment le Bénin. Nous finîmes par l’atteindre aux environs de onze heures. Ma surprise fut grande d’y trouver une école et des bâtiments administratifs. C’était la première fois que je m’y rendais. Dans le cortège électoral du Général Mathieu Kérékou en 2001, nous avions annulé cette étape, en nous arrêtant à Kalalé, en provenance de Nikki. Cette fois-ci, nous prenions le tronçon dans le sens opposé. Donc au lieu de Nikki-Kalalé-Ségbana-Kandi que le vieux caméléon avait arrêté à l’étape de Kalalé, le cortège du candidat Yayi roulait plutôt dans le sens inverse : Kandi-Ségbana-Kalalé-Nikki. Et ce sens me paraissait plus pratique.

Ségbana, rendue tristement célèbre par cette réputation de goulag tropical que lui donna le régime du Parti de la révolution populaire du Bénin, Prpb, dans sa forme répressive, n’en reflétait pourtant rien. L’agglomération avait beau avoir abrité le centre de détention politique le plus strict, lui donnant une connotation de prison géante dans mon esprit, cela ne se sentait aucunement. Le meeting fut sobre et bref. La population, essentiellement bariba et peulhe, semblait ne connaître qu’un seul candidat : le nôtre. Quelques-unes de nos affichettes sont perceptibles sur des murs et des arbres. Certains crurent utile de remettre au goût du jour des tee-shirts à l’effigie du Général Mathieu Kérékou. Ils ont peut-être raison.

Après tout, ils n’attendent pas grand-chose de ces alternances au sommet de l’État. Leur agglomération dépend presque exclusivement du Nigéria voisin dont ils ont d’ailleurs adopté la monnaie, pour toutes leurs transactions.
Ils voteront Yayi Boni, comme ils ont déjà plusieurs fois voté Kérékou, sans rien exiger ni rien espérer. Ils voteront surtout parce que c’est le choix de leur frère, Bani Samari.

Le cortège s’ébranla à nouveau. Direction sud-est. Destination Kalalé. Nous roulâmes presque infiniment sur cette piste défoncée qui serpentait à travers la savane arborescente et herbacée, soulevant une longue traînée de poussière rouge ocre. De temps en temps, nous rencontrions un paysan qui, prudemment, descendait de son vélo qu’il trainait dans la brousse en nous faisant de grands signes enthousiastes, avant de se dissoudre dans la grande nuée de poussière que nous laissions derrière nous. Le soleil était maintenant au zénith et la climatisation de notre voiture fut poussée à plein régime.

De temps en temps, la vitesse du cortège était perturbée par l’état de la voie. Le cortège ralentissait alors, trouvait le meilleur moyen de négocier la crevasse, puis se relançait aussitôt. Bientôt, des troncs d’arbres disposés perpendiculairement sur la piste annoncèrent Kalalé. Les populations, qui patientaient depuis la veille, avaient trouvé ce moyen pour s’assurer de notre arrêt. Le cortège s’arrêta, puis, suivant l’itinéraire que nous indiquait un groupe de jeunes gens surexcités et exhibant des affichettes à l’effigie de Yayi, nous nous retrouvâmes sur l’espace aménagé pour le meeting et qui grouillait de monde, malgré le soleil accablant.

Nous étions toujours dans l’espace géographique bariba-peulh, et les réflexes identitaires ne variaient pas. Une sonorisation hésitante crachait l’hymne fétiche composé en baatonnou par l’artiste Bourousman et qui tournait dans mon esprit chaque fois que je n’avais pas un sujet de méditation.

Je restai dans la voiture que nous laissâmes en marche, pour échapper à la chaleur cuisante qui sévissait dehors. Nous n’attendîmes pas longtemps, et le cortège reprit la route vers Nikki que nous atteignîmes un peu après treize heures. Adam Boni Tessi, le maire, vint nous accueillir à l’entrée de la ville. Il était accompagné de quelques notables de la ville. Il se mit devant notre cortège et nous conduisit dans une résidence calme, toujours à l’entrée de la ville.

Un déjeuner était prévu. Ouf, je sentais justement un creux dans l’estomac. Les véhicules garèrent pêle-mêle devant la résidence et nous nous installâmes tous dans le séjour, à l’exception des chauffeurs et des hommes en arme. Pendant que le service d’igname pilée et de riz au gras démarrait, je sortis pour humer un bol d’air, le temps que les serveuses ne soient à mon niveau.

Dehors, je retrouvai encore le groupe qui, le matin, se plaignait du positionnement du véhicule des pasteurs, en pleine ébullition. Ils discutaient vivement avec le pasteur Alokpo et le débat gagnait en nervosité. Charles Toko était furieux. Il menaça d’aller discuter de vive voix avec le candidat Yayi des difficultés que créaient les pasteurs au service de sécurité. Je savais qu’il n’allait pas le faire. Et il ne le fit pas. Quant à moi, je retournai à la table, en gardant pour moi mon opinion sur le sujet.

À la fin du repas, Adam Boni Tessi disparut du séjour avec Yayi, puis les deux revinrent quelques minutes plus tard, vêtus d’un même habit traditionnel bariba superbement brodé. La salle se répandit en compliments. Le top du départ pour le stade fut aussitôt donné. Dans un cafouillage devenu habituel, le cortège se redéploya. Nikki nous attendait depuis la veille, nous souffla-t-on.

Tiburce Adagbè

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