Bénin – Dans les méandres du pouvoir Yayi : Mémoire du chaudron épisode 91

Je repense à cette sensation indescriptible que l’on éprouve lorsque l’on rentre dans Cotonou après avoir parcouru, en si peu de jours, tout ce que le Bénin profond a de divers et variés. On se rend compte alors, en voyant cette circulation de plus en plus dense, à l’entrée de Calavi, en voyant ensuite Cotonou dans son train-train habituel, dans cette indifférence involontaire qu’il semble afficher vis-à-vis de vous, comme si vous aviez toujours été là, on se rend compte de cette étrange magie que peuvent offrir les différents tableaux de vie au sein de ce même pays. Nous avions roulé sans arrêt depuis Glazoué. Notre meeting n’avait pris fin qu’autour de cinq heures ou six heures du matin. Je me demande encore aujourd’hui, comment mon allié, Macaire Johnson a pu faire preuve d’une pareille endurance sans être chauffeur de profession. Car, j’avais, au bout de ma résistance physique, dormi tout le long du trajet, jusqu’à Cadjèhoun. De sorte que je n’entendis parler que plus tard, de cet accident qu’eut une des voitures de notre cortège dans la zone de Glazoué et qui fut fatal à un usager de la route.

J’aurais pourtant bien aimé être en éveil et contempler le décor sublime du paysage dans les encablures de Gobè, de Mondji Gangan. J’avais eu une expérience formidable de ces milieux géographiques, lorsque pendant l’une de mes vacances scolaires que je passai dans ma famille maternelle entre Kpingni et Vèdji. Je fis le parcours de Dassa jusqu’au petit village de Atchakpa où travaillait un de mes oncles maternels pour la Société Sucrière de Savè. Je fis ce trajet, assis sur le siège arrière d’un vélo que pédalait avec opiniâtreté mon cousin Elie à qui j’en avais pourtant à revendre au plan physique.

Je repense encore à ces véhicules que nous croisions à vive allure et qui projetaient dans nos visages de fines particules d’eau, mais qui, sous l’effet de la vitesse, nous picotaient comme s’il se fut agi de minuscules bouts d’aiguilles. Mais, ma récompense à l’arrière de ce vélo était le grandiose tableau que m’offrait ce lent défilement de collines, avec parfois des rochers si curieusement disposés que je me demandais comment tout cela tenait en équilibre depuis si longtemps. Élie qui était déjà très habitué à faire ainsi l’itinéraire à vélo, se transformait alors en guide, répondant aux innombrables questions dont je l’assommais. Il le faisait sans doute avec beaucoup de bonheur, parlant et pédalant à la fois. Je ne sais plus combien de temps dura ce voyage. Mais, nous arrivâmes à destination au crépuscule. Les fesses rendues momentanément insensibles par le siège arrière du vélo, je fus heureux de pouvoir enfin me dégourdir les jambes.

Atchakpa était un petit village essentiellement habité par les ouvriers de la Société Sucrière de Savè dont les plantations de canne à sucre s’étendaient à perte de vue. J’y passai un mois, dans une ambiance paysanne et champêtre. Mon oncle, comme d’ailleurs la plupart des ouvriers de la société, entretenait un champ sur les abords du périmètre planté. Mon cousin Élie et moi nous y rendions tôt le matin, à vélo, en longeant la ligne de chemin de fer. Nous passions alors toute la journée dans ce champ de manioc où poussaient également arachides et haricots. À vrai dire, je n’y faisais pas grand chose. Non pas que je n’en eusse pas le désir, mais mon oncle ne me le permettait pas. Il était si attentionné que, parfois, cela finissait par me mettre mal à l’aise. Mais, je ne m’ennuyais pas pour autant. Je profitais de ses longues absences, quand il était occupé par ses activités à la société, pour prendre la houe et essayer la concurrence avec Élie, sur le désherbage des pieds de manioc. Inutile de dire que la compétition tournait toujours en ma défaveur.

Et le plus redoutable pour moi, c’était lorsque nous tombions sur l’une de ces nombreuses vipères qui se recroquevillaient sous les amas de feuilles sèches. La proximité des plantations de la société sucrière expliquait sans doute la prolifération dans les champs alentours de ces reptiles attirés par les petits rongeurs. J’avais la phobie des reptiles. Mais, j’en voyais tellement tous les jours dans le champ que je finis par guérir de ma phobie. Mon oncle me laissa des bottes que je chaussais. Eux n’en avaient visiblement pas besoin, car ils savaient apercevoir là où moi je ne voyais rien. Les moments que j’affectionnais dans cette vie champêtre, c’était lorsque, tôt le matin, nous faisions le tour de pièges que nous avions tendus la veille au soir.

La moisson était généralement bonne et j’aimais cette senteur de poils brûlés qui envahissait l’air lorsque nous nous mettions à griller sous un feu improvisé, lièvres et gros rats. Les journées à Atchakpa étaient rythmées par les nombreux passages de train. Je me souviens de la vibration qui parcourait toute notre petite chambre, lorsque le train de marchandises passait au milieu de la nuit. À ma grande surprise, j’étais le seul que ce passage fort indiscret de l’autorail tirait du sommeil. Certainement sous l’effet de l’accoutumance, les autres dormaient les poings fermés.

Je repense à cet épisode de ma vie quand il m’arrive de disserter, seul, sur des notions abstraites telles que le bonheur et l’épanouissement. Car, je crois bien avoir été très heureux dans cette ambiance de simplicité et même de dénuement. Les repas étaient sommaires, mais d’une saveur que je n’expérimente plus aujourd’hui. Il n’y avait ni poste téléviseur, ni Internet. J’étais allé à Atchakpa sans le moindre livre dans mes bagages. Je fis pourtant, là, une expérience presque mystique de l’épanouissement.

Les années sont passées et j’ai donc franchi ce pont qui enjambe le fleuve Ouémé. Au milieu de la nuit, j’ai parcouru d’un trait toute cette zone, sans plus ressentir la poésie de mes années d’insouciance. J’étais embarqué dans la course au pouvoir. Et je perdais progressivement certains de mes sens. Je perdais sans le savoir et sans le vouloir, mon aptitude au bonheur.

Ce dimanche matin à Cadjèhoun, dixième jour de campagne électorale, je prenais progressivement conscience de ce qui m’arrivait. L’homme avec qui j’avais passé tant de mois à discuter, analyser, deviser, cet homme avec qui j’avais partagé tant de confidences, deviendrait, dans quelques jours, Président de la République. Quel était le sens profond de mon implication dans cette aventure que je n’avais ni planifiée ni calculée ? Et que nous réserve d’ailleurs tout ce tourbillon ? De quoi sera fait demain, après ce sacre qui était désormais imparable ? Notre vie est comme un bateau ivre à bord duquel nous avons la satisfaction de tenir un gouvernail qui, en réalité, n’influe que très peu sur la direction et l’itinéraire.

Dimanche, dixième jour de campagne. Dans la rue, devant le domicile de Yayi à Cadjèhoun, notre cortège, à peine rentré du nord, se repositionne déjà pour l’étape du jour: le Mono et le Couffo.

Agglutinés sur la petite véranda, nous parlons bruyamment de tout et de rien. Yayi était monté à l’étage. Cela faisait bien 24 heures qu’il n’avait pas fermé l’œil. Sa voix s’éteignait peu à peu. Je me demande, pensif, comment il réussira à enchaîner les meetings de la journée. Surtout qu’il s’agira, entre autres, de mettre pieds dans le Couffo, zone fortifiée d’un certain Bruno Amoussou. Un leader politique qui inspirait crainte et terreur à Yayi. Un tout autre volet de notre campagne s’ouvre.

Tiburce Adagbè

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