« De Kadhafi à Haftar, la France joue les deux côtés en Libye »

Quel est le vrai rôle de la France en Libye? De nombreuses questions se posent à cet égard, notamment depuis le début de l’offensive de Khalifa Haftar à Tripoli en avril. Le professeur Barah Mikaïl, fait le tour de la question à travers une analyse pointue des différents événements et des actions et comportements de la France face à la crise que traverse la Libye.

L’offensive, dirigée par l’homme fort de l’est de la Libye, a été annoncée par des panneaux d’avertissement. Depuis le début de l’année, Haftar a réalisé des percées importantes lui permettant de dominer la province du Fezzan dans le sud de la Libye. Cette position, combinée à son contrôle sur la majeure partie de la province de Cyrénaïque, fait de lui le joueur le plus puissant en Libye. Mais ce n’est qu’après que Haftar a tenté d’exécuter un plan qui existait depuis au moins un an – la tentative de capture de Tripoli – qu’il a dû faire face à une contre-offensive inattendue.

Liens avec l’ennemi

Qu’en est-il de la France? Paris s’est officiellement engagé à soutenir le gouvernement du Premier ministre libyen Fayez al-Sarraj, reconnu dans le monde entier, formé dans le cadre de l’accord de Skhirat de 2015. Basé à Tripoli, l’exécutif libyen incarne la légitimité institutionnelle et agit en tant que représentant officiel de la Libye. Mais la France a également  cultivé des relations étroites avec Haftar. Un indice significatif est le fait que les forces françaises opèrent sous le feu des projecteurs en Libye: 13 officiers du renseignement français prétendument armés ont été arrêtés en avril à la frontière tuniso-libyenne. Selon Al Jazeera, des sources ont déclaré que les gardes-frontières avaient découvert que le groupe disposait de dispositifs de communication pouvant être reliés à l’armée nationale libyenne (LNA) de Haftar.

Trois ans plus tôt, trois officiers des forces spéciales françaises avaient été tués lorsque leur avion s’était écrasé dans l’est de la Libye alors qu’ils se dirigeaient vers Cyrénaïque. Ainsi, bien que Paris puisse prétendre avoir affaire au gouvernement Sarraj, il entretient également des liens étroits avec l’un de ses ennemis. Cela a attiré une vague de critiques contre Paris depuis que Haftar a lancé son offensive sur Tripoli. La France joue en fait des deux côtés en Libye. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, protecteur de la légitimité de l’État, la France devrait soutenir le gouvernement de Sarraj. Paris soutient également officiellement les efforts de l’ONU pour résoudre la crise libyenne de manière à inclure tous les acteurs politiques, à commencer par le gouvernement libyen.

Dans le même temps, la France a affaire à l’un des ennemis les plus acharnés de GNA, Haftar. L’un des principaux fauteurs de troubles de la Libye, ses ressources financières et militaires solides lui ont valu une place importante dans le paysage politique libyen. Le soutien logistique et financier fourni aux Émirats arabes unis, à l’Égypte et très probablement à la Russie n’est pas un secret pour Haftar  – et c’est ce qui le renforce, aux dépens de la GNA.

Relations amicales

C’est sur cette base que la nature de la relation de la France avec Haftar est la plus pertinente. Paris ne veut pas s’isoler de l’homme qui l’a aidé à avoir de l’influence en Libye. C’est l’un des motifs des tensions entre la France et l’Italie sur la question libyenne.  Alors que les Italiens concentrent leurs efforts sur le GNA et limitent leurs relations avec Haftar à de simples visites protocolaires, la France semble entretenir une relation beaucoup plus étroite et plus amicale avec le maréchal libyen. Il n’y a pas d’ambiguïté: la France se contente de pragmatique et va dans le sens de ses propres intérêts, même si elle préférerait éviter de le reconnaître officiellement.

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La relation difficile entre la France et la Libye existe depuis longtemps. Depuis 2003 et la décision de l’ancien dirigeant Mouammar Kadhafi de renoncer à un programme nucléaire, Paris a montré un vif intérêt pour les opportunités énergétiques et commerciales offertes par le marché libyen. Le cadre diplomatique suivi pendant le mandat de l’ancien président Jacques Chirac a culminé sous son successeur, Nicolas Sarkozy. L’instigateur d’une relation solide entre la France et la Libye, Sarkozy a néanmoins joué un rôle clé dans la chute du dirigeant libyen. Les présidences de François Hollande et maintenant d’Emmanuel Macron maintiennent le même cap: faire en sorte que Paris garde son implantation en Libye.

Considérations de sécurité

La diplomatie française, qui affirme officiellement des déclarations générales sur l’engagement de la France en faveur de la stabilité de la Libye, n’a jamais clairement expliqué les raisons de son implication en Libye. Il est néanmoins facile de comprendre que certains des facteurs sous-jacents de cette relation vont au-delà de l’engagement de la France envers le «bien-être» des Libyens. Parmi ces raisons, il y a la question des migrations, la Libye étant l’un des principaux points d’embarquement pour de nombreuses tentatives pour atteindre les côtes européennes. La France, qui n’est pas l’un des pays les plus accueillants pour les demandeurs d’asile d’Afrique, cherche donc des moyens de contenir les flux migratoires grâce à son implication en Libye et ses liens étroits avec ses protagonistes.

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La sécurité de la Libye est un autre intérêt évident pour Paris, non seulement à cause des risques générés par l’instabilité libyenne pour l’Union européenne, mais également à cause des effets sur le voisinage géographique de la Libye (Tunisie, Algérie, Egypte et surtout, le Tchad et le Niger, où Les forces du G5 Sahel – y compris un contingent français – ont été engagées). Alors que plusieurs régions de la Libye connaissent de graves problèmes, la situation sur les fronts ouest et sud est la plus problématique. Le trafic illégal, y compris le trafic d’armes, et les groupes radicaux qui circulent des deux côtés de la frontière constituent une menace pour les forces du G5.

En même temps, nous ne pouvons négliger les objectifs à plus long terme et peut-être plus classiques. Parmi celles-ci, il y a la volonté de la France de garantir un accès privilégié aux opportunités économiques et énergétiques libyennes et, bien entendu, le maintien de l’influence diplomatique en Libye, ce qui renforcera davantage les intérêts français dans la région.

Un réajustement nécessaire

Compte tenu de la situation actuelle, Sarraj a-t-il raison lorsqu’il accuse la France de soutenir un « dictateur »? Évidemment oui. Le rôle de la France en Libye est clair: Paris traite avec un ensemble de parties prenantes dont les intérêts ne convergent pas. Cela peut être considéré comme le coût du pragmatisme. Mais Haftar a clairement franchi une ligne rouge en attaquant Tripoli, ce qui affectera négativement ses alliés et ses partisans, y compris la France. Sarraj a toujours eu une attitude sobre, courtoise et respectueuse envers ses interlocuteurs, amis et ennemis. Ses accusations contre la France ne peuvent pas être fondées sur de vagues soupçons concernant le rôle de Paris en Libye. Comment la France devrait-elle réagir? À la mi-avril, les réactions diplomatiques à la suite des arrestations de 13 hommes prétendument armés munis de passeports diplomatiques français à la frontière tuniso-libyenne n’ont fait qu’alimenter les spéculations sur le rôle réel de la France dans le pays.

Garder les voies diplomatiques ouvertes avec toutes les parties prenantes libyennes peut être justifié par l’importance d’interagir avec tous les protagonistes. Mais ne pas condamner l’un de ces protagonistes lorsqu’il mène des actions perturbatrices mettant en danger la paix est répréhensible. La faible réaction de Paris face à l’offensive de Haftar met la France du mauvais côté. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour comprendre ce que la France doit faire pour rectifier sa position: soutenir clairement le GNA et maintenir une position critique à l’égard de Haftar, tout en restreignant ses activités militaires et son stockage d’armes. Cela ne risque pas nécessairement d’infliger un coup décisif ni même d’empêcher Haftar d’agir, car il est approvisionné par plusieurs pays. Paris sait qu’aucune solution ne peut être trouvée en Libye sans Haftar, mais cela améliorerait ses chances de tracer une voie beaucoup plus positive pour l’avenir de la Libye en prenant ses distances.

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