"Mais là, c'est vraiment devenu un enfer", le quotidien à Lagos sans les taxis-motos
Embouteillages monstres, files d’attente interminables aux arrêts de bus, foules de piétons: se rendre au travail est devenu un « enfer » depuis l’interdiction des taxis-motos et des tricycles dans la capitale économique du Nigeria, où les Lagosiens font preuve d’une incroyable résilience.
Entre les fumées acres des pots d’échappements et le bruit continu des klaxons, Ayobayo Babade, agent immobilier, raconte sa semaine cauchemardesque: « Lundi, quand l’interdiction a commencé, j’ai passé 7h sur la route. Mardi j’ai passé presque 9h dans les embouteillages ». « Hier par contre c’était plus tranquille, je n’ai pas eu à faire d’allées et venues donc je n’ai passé que 4h en voiture », dit-il avec le sourire. « J’amène mon ordinateur et je travaille dans le taxi ». « Les Nigérians sont les personnes les plus résistantes au monde! », assure un autre passant, Olaniwi Odina, 30 ans. « Mettez une politique en place, les Nigérians s’adapteront, peu importe à quel point elle est débile, nous sommes très patients ».
Se déplacer à Lagos en temps normal est déjà un casse-tête, « ça vous donne la migraine, c’est stressant! », souligne Bosse, une femme de ménage qui attend son tour à l’arrêt de bus Ojudu Berger, un quartier populaire de Lagos. « Mais là, c’est vraiment devenu un enfer ». Le nouveau gouverneur de Lagos, Babajide Sanwo-Olu, a décrété l’interdiction des deux et trois roues sans autre alternative immédiate que le déploiement de 65 bus supplémentaires pour la mégalopole tentaculaire de plus de 20 millions d’habitants. Le système de transports publics, encore balbutiant à Lagos, représente à peine 3% de la mobilité quotidienne, selon une étude de la Fondation Brenthurst en 2019.
Keke (tricycles à moteur) et Okada (motos-taxis) permettaient en revanche à leurs millions d’utilisateurs de relier les quartiers les plus inaccessibles, qu’importe les routes cabossées et pleines de nids de poule. Beaucoup d’habitants sont désormais obligés de prendre leur voiture individuelle.
Mesure « catastrophique »
Sur l’application Google map, quelque soit votre itinéraire en sortant du bureau vers 18 heures, vous serez dans le rouge: les « go-slow » (bouchons) bloquent les grands axes de la ville sur plusieurs dizaines de kilomètres. Ceux qui n’ont pas d’autre choix arpentent le bitume sans trottoir, par milliers, malgré la chaleur et l’air irrespirable. « Cela a vraiment changé ma forme physique, maintenant je fais beaucoup de randonnée », ironise Goodluck, 34 ans, dénonçant la flambée des prix des taxis collectifs depuis l’interdiction. « Avant un trajet me coutait entre 50 et 100 nairas, là je dois débourser 200 à 300, c’est trop ».
Ce n’est pas un hasard si on surnomme les motos-taxis « Okada »: c’est le nom de la première compagnie aérienne privée à effectuer des vols commerciaux au Nigeria, dans les années 80. Serpentant à toute allure entre les voitures aux heures de pointe, elles prennent souvent les rues à contre-sens et ne respectent aucune règle de sécurité routière. C’est d’ailleurs l’argument du gouvernement pour les interdire: entre 2016 et 2019, il y aurait eu plus de 10.000 accidents et 600 décès enregistrés, rien qu’à l’hôpital général de Lagos.
Mais dans les milieux des affaires et sur les réseaux sociaux, les critiques fusent à l’encontre d’une mesure jugée « catastrophique » pour Lagos, véritable poumon économique du pays, qui représente a elle seule le septième PIB du continent africain, devant le Kenya ou la Côte d’Ivoire. « C’est une décision qui n’est pas bonne, et qui n’est pas soutenable », assure à l’AFP le président de la chambre de commerce de Lagos, Muda Yusuf, énumérant les conséquences négatives sur les horaires de travail des salariés, les investisseurs privés ou encore le transport de marchandises dans la capitale économique surcongestionnée. « Cette politique doit être revue en urgence pour permettre au moins aux keke de pouvoir circuler à nouveau » a-t-il plaidé.
« Pouvoir travailler! »
Les entrepreneurs privés qui ont emprunté plusieurs millions de dollars pour développer les services de motos-taxis sur le modèle de Uber ces deux dernières années, sont en tractation avec le gouvernement pour tenter d’échapper à la mesure et refusent pour l’instant de s’exprimer. Les conducteurs sont eux aussi durement frappés. A deux reprises cette semaine, des jeunes ont tenté de manifester contre l’interdiction, brûlant des pneus sur la route et lançant des pierres aux forces de l’ordre, qui les ont aussitôt dispersé avec des gaz lacrymogènes.
Dans le quartier Ilupeju, une trentaine de récalcitrants continuent à chevaucher leurs deux-roues malgré l’interdiction. « Tout ce qu’on veut nous, c’est pouvoir travailler! », hurle Johnson Oseni. « Nous ne demandons rien au gouvernement, il ne nous a jamais aidés, c’est même l’inverse, on paye nos taxes, on nourrit nos familles, nos enfants, alors laissez-nous travailler! ».
Un autre chauffeur, Aminu Jibril, 20 ans, a fui l’Etat du Borno (nord-est), où sévit le groupe jihadiste Boko Haram pour pouvoir terminer ses études dans un lycée à Lagos. Il gagnait jusqu’à 5.000 nairas par jour, contre à peine 500 aujourd’hui. « Je fais ça pour payer mes études, et après j’espérais décrocher un vrai travail », dit-il. « Mais le gouvernement se fiche des pauvres ».
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