Opinion: « Quel régime pour le développement accéléré du Bénin? » de Victor Tokpanou

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« Il ne faut pas sous-estimer ce qui advient sous nos yeux : c’est une régression dangereuse, un appauvrissement préjudiciable et une descente subtile vers une dictature programmée ». Ainsi s’exprimait de façon prémonitoire l’Abbé Alphonse Codjo Quenum à propos de l’élection présidentielle chaotique de Mars 2011 (Nouvelle Tribune, 11 avril 2011, p.16). En intellectuel perspicace qu’il était, l’Abbé Quenum ne faisait que suggérer que ce sont les tenants de la dictature éclairée qui venaient de l’emporter dans les urnes.

En effet, depuis au moins 2006, deux grands modèles de société structurent le débat intellectuel et idéologique au Bénin. Il y a d’un côté, ceux qui sont convaincus que le Bénin peut très bien se développer dans un contexte démocratique et, de l’autre, ceux qui pensent que seule une certaine forme de dictature peut permettre le développement accéléré du Bénin.

Les premiers sont les héritiers de la Conférence nationale des forces vives de la Nation de 1990 ; à ce titre, ils sont les détenteurs de la légitimité historique. Ils soutiennent que le Bénin a connu de 1972 à 1989 une période de dictature marxiste-léniniste qui, loin de conduire le pays vers le développement l’a plutôt précipité dans une triple faillite de l’État, de l’économie et de l’éducation. Les geôles de Sègbana, de sinistre mémoire, symbolisent dans la mémoire collective les dérives possibles de toute dictature, quelle qu’en soit la forme. Pour eux, le choix en 1990 de la démocratie n’est donc pas un choix de mode, mais bien un choix objectif dicté par l’histoire récente du pays.

Pour les seconds, l’on ne peut passer d’un régime dictatorial à un régime démocratique sans passer par un régime de transition qui ne peut être qu’une dictature éclairée ; certains parlent de démocratie rationalisée. Mieux, ils estiment que dans l’histoire de l’humanité, le développement d’un pays a toujours précédé sa démocratisation et que le Bénin ne peut échapper à cette loi. Certains disent même trivialement que le « Béninois mérite d’être un peu fouetté ». Ils sont séduits par les modèles chinois et vietnamien, et plus près de nous par le modèle rwandais et dans une moindre mesure par les modèles éthiopien et togolais.

Ce sont les tenants de ce courant de pensée qui président aux destinées du Bénin depuis 2011, c’est-à-dire depuis le second mandat de Boni YAYI dont les accointances intellectuelles avec l’actuel régime sont désormais avérées.

Les crises politiques répétées que connait le Bénin depuis quelques années naissent donc de la résistance qu’organisent les défenseurs du modèle démocratique face à la volonté des gouvernants d’instaurer ce qu’il convient d’appeler un néo-développementalisme versus Bénin (I) dont la mise en œuvre insidieuse et heurtée se fait au travers, d’une part, d’une entreprise de fragilisation des Institutions démocratiques, certains parlent de « vassalisation » et, d’autre part, d’une campagne de musellement de l’opinion (II).

I / Le néo-développementalisme béninois

Les débats sur le néo-développementalisme ont repris de plus bel en Afrique au début des années 90 à la faveur des processus de démocratisation. Ils ont été inspirés par ce qui se passait en Europe de l’est au lendemain de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du bloc communiste.

Là-bas déjà, de nombreux intellectuels avaient théorisé sur le néo-développementalisme arguant du fait que la défaite du communisme ne signifiait pas de facto l’existence d’un modèle unique, celui du libéralisme politique et économique. Ils revendiquaient le droit d’inventer un modèle différent de celui du bloc de l’Ouest. Mais la force institutionnelle de l’Union Européenne a très tôt freiné cet élan. En effet, tous voulaient adhérer à l’Union Européenne qui posait comme conditions, entre autres, la libéralisation économique et politique.

En Afrique, en revanche, la faiblesse institutionnelle des Organisations régionales (Union africaine) et sous-régionales (CEDEAO) n’a pas permis d’endiguer cet élan. Pire, malgré ses déclarations et conventions sur la démocratie et la bonne gouvernance, l’Union Africaine par exemple, peut être présidée par Paul KAGAME dont tout le monde est unanime pour reconnaître qu’il construit dans son pays, le Rwanda, un modèle dictatorial. Il en est de même de Faure GNASSINGBE, dont le régime dictatorial est fortement contesté par le Peuple Togolais, qui préside actuellement aux destinées de la CEDEAO.

Au Bénin, Boni YAYI était fasciné par les modèles vietnamien et chinois mais aussi togolais et éthiopien tandis que Talon lui, est séduit par le modèle rwandais de Paul KAGAME avec qui, il entretient de nombreuses relations d’affaires. Boni YAYI parlait de « dictature de développement » ou encore de leurre démocratique car disait-il une « démocratie qui ne nourrit pas son homme est un leurre ». Il a également parlé tour à tour de « démocratie nescafé », de « rectification » et de « refondation ». Quant à Patrice TALON, dont le programme d’action du gouvernement (le PAG) est pourtant structuré autour de trois piliers dont le premier est « la consolidation de la démocratie et de l’État de droit », il a fini par exprimer récemment sa conception de la démocratie et de l’État de droit. Dans son éditorial intitulé « Bénin : le Président réformateur qui se prend pour un démiurge (mis à jour) » (voir La Nouvelle Tribune du vendredi 9 février 2011), Vincent FOLY qui rapporte les propos du Président les qualifie de « curieuse conception ». En effet, pour Patrice TALON, « quand l’Exécutif ou le Parlement décide selon leur prérogatives et en fonction des pouvoirs que leur confère la Constitution et le vote des électeurs, il faut jouer le jeu de la démocratie et quand on n’est pas d’accord avec ce qui se fait et qu’on estime que ce n’est pas une bonne manière de conduire le destin commun, il faut œuvrer à reprendre le pouvoir à ceux qui l’exercent de manière non convenable selon celui qui l’apprécie ainsi … Dans certains pays, il est interdit de faire grève quand le parlement a voté une loi ». Boni YAYI aussi avait tenu des propos similaires. Cette conception n’est pas seulement « curieuse », elle est particulière et surtout constitutive de la conception néo-développementaliste telle qu’elle se développe aujourd’hui en Afrique en général et donc au Bénin aussi. Le retrait du droit de grève ainsi que le multipartisme encadré et limité rentrent également dans la définition de cette conception.

Patrice TALON, comme Boni YAYI dans une moindre mesure, affiche un mépris pour la Constitution qu’il viole allègrement (voir les nombreuses décisions de la Cour constitutionnelle) après avoir tenté en vain de la changer en procédure d’urgence par un texte qui constituait un recul pour la démocratie et l’Etat de droit. Il n’a pas hésité à supprimer le droit de grève à certaines catégories socioprofessionnelles par une loi ordinaire que la Cour constitutionnelle a retoqué.

En dehors du milieu politique, les tenants du néo-développementalisme versus Bénin se recrutent dans les milieux des économistes, des opérateurs économiques et autres juristes et politologues. On les retrouve également dans le milieu universitaire : le Professeur Fulbert AMOUSSOUGA-GERO ne s’en cachait pas, il le professait même.

Il nous est arrivé, à nous aussi, de douter parfois, mais nos convictions démocratiques sont restées constantes et plus fermes. La démocratie et la dictature concourent, toutes deux, au développement ; il ne s’agit après tout que de la forme d’organisation politique de l’État. Mais le coût humain de la dictature, fut-elle éclairée est mille fois plus élevé que celui de la démocratie : c’est en cela que la démocratie est, en toutes choses, préférable à la dictature. Certes, la démocratie est difficile et lente à construire ; elle nécessite une veille permanente mais elle a beaucoup de mérites.

Elle place la négociation au cœur de son fonctionnement quotidien, là où la dictature se structure autour de la seule volonté du Prince. La démocratie, c’est le respect de la dignité humaine là où la dictature c’est la méconnaissance de la dignité humaine. La démocratie, c’est l’humilité des gouvernants qui acceptent, malgré tout, qu’ils ne savent pas tout et que, de leurs opposants, ils peuvent aussi apprendre des choses là où dans la dictature, les gouvernants sont convaincus, à tort, qu’ils savent tout, qu’ils ont toujours raison et qu’ils n’ont plus rien à apprendre de personne. Ils se croient infaillibles et ne tolèrent ni opposition, ni critique, ni contradiction. La démocratie cultive chez les gouvernants, le sens du juste et de la mesure parce qu’ils ont la peur du lendemain du pouvoir là où la dictature cultive la démesure avec la certitude du pouvoir éternel.

II / Une mise en œuvre insidieuse  et heurtée du néo-  développementalisme

La fragilisation des Institutions démocratiques et le musellement de l’opinion sont les deux axes de la mise en œuvre de cette dictature éclairée au Bénin.

En ce qui concerne la fragilisation des Institutions démocratiques, elle s’est faite en deux étapes, la première a consisté à faire une offre publique d’achat (OPA) hostile sur le pouvoir législatif et la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC) et la seconde sur le pouvoir judiciaire et la Cour constitutionnelle.

En effet, le pouvoir législatif n’a pas eu beaucoup de mal à se rendre à l’Exécutif puisque le Président Patrice TALON avait  largement contribué à l’élection, non seulement, de plusieurs de ses membres en 2015 mais aussi du Bureau actuel. Tout le monde a encore en mémoire, le discours d’investiture, tristement célèbre, du Président Adrien HOUNGBEDJI sur « l’allégorie des deux télécommandes non vertueuses ». Et malgré les vicissitudes de la présidentielle de 2016, d’une part, et l’échec de la révision constitutionnelle, d’autre part, il a suffi que le Président de la République demande publiquement aux députés, au cours de la cérémonie de lancement du Programme d’action du gouvernement, de « voter les yeux fermés » les projets de loi qu’il leur enverrait pour que l’Assemblée se rende points et mains liés. Certains évoquent également la possibilité du fait corruptif. De toutes les façons, l’Assemblée Nationale du Bénin a toujours été composée depuis 1991 de membres individuels et non collectifs qui défendent plus leurs intérêts individuels et personnels que les intérêts collectifs et nationaux, et ce, malgré les dispositions  de l’article 80 de la Constitution. La résistance héroïque de la minorité parlementaire composée d’une vingtaine de députés est plutôt anecdotique.

La HAAC, elle, a eu encore moins de difficulté à se rendre. Les Conseillers, trop peu nombreux et hélas un peu trop vulnérables, n’ont exprimé aucune gêne à assister impuissants au brouillage des ondes de radio et à la demande de retrait de la chaine de télévision SIKKA TV du bouquet Canal Sat. Pour reprendre une formule du Ministre Joseph DJOGBENOU alors acteur de la société civile, « la HAAC (est devenue) la hache ». Mais, autant la « mise au pas, voire aux ordres » du pouvoir Législatif et de la HAAC, et partant d’une certaine presse a été facile, autant les tentatives de « vassalisation » du pouvoir judiciaire et de la Cour constitutionnelle s’avèrent plus difficiles.

En effet, les nominations contestables et contestées des Magistrats aussi bien à la Cour Suprême que dans les juridictions de fond, les projets de loi les concernant ainsi que les discours politiques sur leur insubordination sont analysés, par beaucoup et à raison, comme une volonté manifeste du pouvoir politique de les inféoder ; certains ont même parlé de « remise en cause de l’indépendance du pouvoir judiciaire ». Les mouvements de grève qui paralysent régulièrement le secteur de la justice sont l’expression même de la résistance de ces Magistrats.

La Cour constitutionnelle, elle, n’avait jamais fait l’objet d’une campagne de dénigrement aussi systématique dans la presse et sur les réseaux sociaux ; parce que ses décisions déclarant certaines lois contraires à la Constitution empêchent le pouvoir Exécutif de tourner en rond, on la fait passer pour une Institution peu ou pas crédible. Certaines de nos contributions passées à la pensée critique ont même été maladroitement et malhonnêtement convoquées à cette fin. En effet, en 2015, lorsque nous critiquions le raisonnement de la Cour constitutionnelle sur les « 40 ans entamés = 40 ans révolus », cela ne rentrait pas dans le cadre d’une campagne de déstabilisation et de discrédit contre la Cour constitutionnelle. Aujourd’hui, ce que dit la Cour est plein de bon sens : le droit de grève est conféré par une loi constitutionnelle, la loi N° 90-32 du 11 décembre 1990 portant Constitution de la République du Bénin, c’est-à-dire par la Constitution (article 31), ; il ne peut donc être retiré que par une loi constitutionnelle, c’est-à-dire par une révision constitutionnelle ; en aucun cas par une loi organique a fortiori par une loi ordinaire. C’est pourquoi nous osons espérer que la démission du Conseiller Simplice DATO n’a rien à voir avec cette décision encore moins avec un quelconque plan de déstabilisation savamment orchestré par le pouvoir en place, ainsi que le suggèrent fortement les sbires du régime.

En ce qui concerne le musellement de l’opinion, tout est fait pour que les citoyens aient peur, qu’il s’agisse des acteurs politiques de l’opposition, des acteurs de la société civile ou des simples citoyens. Pour y parvenir, le pouvoir en place utilise les services de la Police et des administrations fiscale et judiciaire pour intimider les opposants. Les tracasseries infligées, entre autres, à Sébastien Germain AJAVON, Léhady Vinagnon SOGLO, Atao HINNOUHO et Issa SALIFOU relèvent de cette logique. Mais le pouvoir en place a aussi recours aux services de toute une armée de désœuvrés, de gens qui se passent pour des web activistes pour faire taire les membres de la société civile et quiconque critique la gouvernance du pays. Leurs attaques ne portent presque jamais sur le fond des critiques ; elles portent quasi exclusivement sur les personnes contre lesquelles on invente et construit des histoires personnelles dévalorisantes. C’est ainsi qu’il faut comprendre les attaques répétées contre Gustave ASSAH, Président de « Social Watch Bénin ». Cette pratique finit par instaurer un climat de peur dans l’esprit des citoyens qui, dès lors, préfèrent se réfugier dans un silence, certes confortable pour eux, mais sans doute coupable et préjudiciable pour la société. Dans cet environnement, les rares citoyens qui osent encore critiquer la gouvernance du pays sont félicités beaucoup plus pour leur courage, voire leur témérité que pour la qualité et la pertinence de leurs critiques : on a peur pour eux. On entend d’ailleurs souvent dire que le « régime actuel est encore plus dangereux que le régime YAYI et qu’il n’hésitera pas à tuer si ses intérêts sont menacés ». Cette phrase illustre à quel point, les citoyens ont intériorisé la peur. Certes, il  faut reconnaître que les langues se délient peu à peu à l’approche des prochaines élections législatives de 2019 mais une société dans laquelle la critique n’est plus admise et dans laquelle le citoyen a peur des conséquences de ses propos et de ses actes, n’est plus une société démocratique.

Au total, les crises répétées que connait le Bénin depuis quelques années ne sont que le résultat de la résistance des tenants de la démocratie face à la volonté du Prince de changer de modèle de société et d’instaurer une dictature éclairée. Le principal reproche que l’on peut faire aux acteurs politiques néo-développementalistes du Bénin, c’est de vouloir instaurer leur modèle sous le manteau ; de vouloir changer la nature du régime actuel sans aucun débat public et de considérer comme acquis et bon pour le Bénin tout ce qu’ils pensent comme tel. Quelque part, il s’agit d’une supercherie intellectuelle qui consiste à se servir du modèle démocratique pour arriver au pouvoir et une fois au pouvoir, transformer ce modèle démocratique en modèle dictatorial. Le modèle dictatorial, tout comme le modèle démocratique de 1990 devrait résulter d’un consensus national ; c’est pour cela que beaucoup réclament à cor et à cri la tenue d’une nouvelle conférence nationale, soit pour confirmer le choix démocratique, soit pour y apporter des rectificatifs ou des corrections. Le Parti Communiste du Bénin propose, lui, de réunir les « Etats Généraux du Peuple pour évaluer l’état du pays, voir les maux dont il souffre et envisager ensemble les solutions à apporter ». En tout état de cause, à trop vouloir reproduire un modèle perçu, à tort, comme universel, on en arrive à sous-estimer, voire à ignorer l’historicité de chaque modèle car malgré quelques ressemblances, la Chine, le Vietnam, le Rwanda, l’Ethiopie et le Togo ne seront jamais le Bénin : ne pas en tenir compte se révèlera nécessairement suicidaire dans la reproduction.

Notre conviction, c’est que malgré ses balbutiements et ses travers, la démocratie béninoise avance et construit son propre modèle comme en témoignent la reproduction, d’une part, de certaines de nos institutions par certains pays (HAAC, CENA et autres) et, d’autre part, de certains principes juridiques par des pays comme la France (saisine directe de la Cour constitutionnelle par les citoyens). Aujourd’hui, presque plus personne ne pense au Bénin à la remise en cause de l’ordre constitutionnel par l’Armée pour sortir d’une crise politique.

Le pouvoir d’influencer le sens de l’histoire qui est conféré au citoyen par le droit de vote est suffisamment intériorisé par tous : c’est ce qui confère à la démocratie béninoise une base de légitimité suffisamment large pour résister à toute tentative de remise en cause.

Prudent Victor Topanou,
Maître de conférences de Sciences politiques
Université d’Abomey-Calavi
Ancien Garde des Sceaux

2 comments

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Levry paul maurice

Merci beaucoup pour ces informations très pointues. Big respect à vous

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Togoenmarche

Tokpanou, « retourneur de veste », comme président