Super Ligue: quand l’incertitude du foot se heurte à « l’avidité » des grands patrons
Choc des cultures entre profit et mérite sportif: peu adeptes de la glorieuse incertitude du football, les propriétaires de clubs et investisseurs fondateurs de la Super Ligue sont critiqués par les supporters et les joueurs comme étant aux antipodes d’une culture populaire du ballon rond.
« Créé par les pauvres, volé par les riches ». Une banderole brandie lundi par quelques supporters près du stade de Manchester United, Old Trafford, et relayée sur les réseaux sociaux, résume le dépit qui anime les suiveurs les plus romantiques du football depuis lundi.
Le projet de Super Ligue privée, emmené par douze gros clubs d’Europe dont sept sont détenus par des fonds ou actionnaires étrangers, est « un crachat au visage » des « amoureux du football », s’est déjà emporté le président de l’UEFA Aleksander Ceferin, déplorant « l’avidité » des dirigeants et assurant que « le football n’appartient à personne ».
Pourtant, en dépit parfois de la désapprobation de leurs propres groupes de supporters et sans consulter joueurs ou encadrement pour certains, ceux-ci se sont lancés dans une entreprise totalement inimaginable au moment de la création de la Coupe des clubs champions, ancêtre de la Ligue des champions, en 1955.
« L’américanisation » du football
Pourquoi un tel renoncement aux valeurs initiales des compétitions européennes de clubs, censées mettre aux prises tous les champions nationaux, indépendamment de leurs revenus ou de leurs résultats passés en Europe ?
« C’est en quelque sorte l’évolution logique d’un processus qu’on sentait déjà à l’œuvre, le foot-business. Le football n’est plus seulement un sport professionnel où l’argent sert à gagner. L’horizon des clubs change, il n’est plus européen mais mondial. A ce niveau, le football rejoint un des effets de la mondialisation: l’américanisation du monde », décrypte pour l’AFP Paul Dietschy, historien du football.
L’une des réponses est en effet peut-être à chercher du côté des ligues américaines fermées de NBA ou NFL, toutes extrêmement lucratives.
« Le sport américain est historiquement très concentré sur le profit », analyse Chris Winn, chercheur à l’University Campus of Football Business (UCFB). « Ce n’est pas une coïncidence s’il y a un noyau dur américain au coeur de ces propositions de Super Ligue. L’élite du football européen cherche une part du gâteau garantie chaque année. »
A l’opposé de cette vision capitaliste, les anciennes gloires du jeu, tout comme d’actuels joueurs, se retrouvent estomaqués face à ce nouveau pas franchi par ceux qu’ils considèrent comme des oligarques méconnaissant la culture populaire du foot.
« Je suis tombé amoureux du foot (…) avec le rêve de voir le club de mon cœur jouer contre les plus grandes équipes. Si cette Super Ligue se concrétise, tous ces rêves vont disparaître », s’est attristé le joueur espagnol du Paris SG Ander Herrera. « Les riches ont volé ce que les gens ont créé. »
Le Portugais de Manchester United Bruno Fernandes s’est lui fendu d’une phrase piquante sur les réseaux sociaux: « Les rêves ne peuvent être achetés. »
« Romantisme » contre « management »
Cependant, « il faut se méfier du romantisme appliqué au football », alerte Paul Dietschy. « Les plus riches ont toujours dominé. Ce qui change néanmoins, c’est qu’aujourd’hui, l’argent sert non plus à gagner mais à dégager du profit ».
C’est en Allemagne que les plus « romantiques » résistent encore à cette vague. Le Bayern Munich et le Borussia Dortmund, habitués aux phases finales de Ligue des champions, se sont tous deux positionnés contre cette Super Ligue.
Les dirigeants des deux clubs, dont les supporters-membres détiennent la majorité des parts, ne peuvent en effet pas s’opposer frontalement à ces dizaines de milliers de fans, culturellement très traditionnalistes.
Les plus hauts décideurs au Bayern sont tous d’anciens joueurs du club –Uli Hoeness, Karl-Heinz Rummenigge, Oliver Kahn, Hasan Salihamidzic…–, dont le rapport au football est très différent de celui des hommes d’affaires qui gèrent une majorité des clubs dissidents depuis l’étranger –le groupe chinois Suning pour l’Inter Milan, l’oligarque russe Roman Abramovitch pour Chelsea–…
« Les dirigeants de ces clubs sont des gens formés dans des grandes écoles de management, ils ont comme logique celle de l’entreprise, du profit », remarque à ce sujet Paul Dietschy.
De là à imaginer, selon l’historien, des matches disputés hors d’Europe et la disparition prochaine de la « territorialité » du club de football, traditionnellement ancré dans le paysage local.
« Ces clubs deviennent des marques et comme ils visent d’autres marchés, ils entrent dans une logique contraire », estime-t-il. « C’est contre-intuitif quand on pense au football, mais cela peut fonctionner comme les franchises américaines. »
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