Bénin – dans les méandres du pouvoir Yayi : la « Mémoire du chaudron » (épisode 9 à 14)
L’ancien Conseiller technique à la communication du président Boni Yayi, Tiburce Adagbè, rend public ses mémoires des faits vécus à la présidence de la République entre 2006 et 2011. Intitulés la « Mémoire du chaudron », les écrits croustillants de Tiburce Adagbè rentrent dans les méandres du pouvoir Yayi. Voici les épisodes 9, 10, 11 et 12 des « Mémoires du chaudron ».
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Mémoire du chaudron épisode 9
Lambert kotty avait son bureau à l’étage, à côté de celui destiné à Yayi. Nous l’appelions DC parce qu’il était sensé jouer le rôle de directeur de cabinet de notre candidat. Mais ce dernier n’ayant mis les pieds à ce siège de campagne qu’à la veille du premier tour du scrutin présidentiel, après plusieurs habiles pressions, Kotty n’eu vraiment aucun cabinet à diriger. Mais il ne chômait pas non plus. C’était lui le pivot centrale de la vie administrative et financière du siège de campagne à Bar Tito. Il devait valider le moindre budget avant sa mise à exécution.
Et Dieu sait que certains budgets étaient long comme un bras…! Toujours est-il qu’il faisait preuve d’une habileté et d’un tact dans les arbitrages que nous saluions tous. Ni trop souple ni trop rigide, il savait lire dans les colonnes et fermer parfois les yeux là où il le fallait. Comme beaucoup d’autres,Il était venu au yayisme dans le porte-bagages de Patrice Talon. En effet, l’entrée en scène de ce mécène particulier, n’était pas que perceptible sur le plan financier. Plusieurs foyers de résistance à la candidature de Yayi cédèrent par son seul fait. Je savais par exemple que même si quelqu’un comme Adam Bagoudou n’était pas clairement hostile à la candidature de son oncle maternel Yayi Boni, son engagement ne pût être ouvertement exprimé qu’après celui de Patrice Talon dont il était l’employé à la SDI.
La situation, certes, se présentait globalement sous de bonnes auspices pour le président de la république. Mais il s’agissait d’adhésions populaires diffuses, dont la projection dans les urnes n’était pas encore une certitude. Beaucoup de grands électeurs se faisaient encore désirer. Et le septentrion regorgeait encore de beaucoup de pièges. Dans le Borgou, certains leaders bariba prenaient pour un affront, de devoir s’aligner derrière un néophyte nagot, après le long règne de kerekou qui, estimaient-ils ne leur fut pas favorable. Et je crois que si des figures politiques emblématiques du milieu bariba comme Saka Saley et Saca kina Guézéré avaient été vivants jusqu’aux scrutins présidentiels de 2006, l’emprise de Yayi sur le Borgou aurait été plus durement négociée. Saca Georges par exemple ne rentrera jamais dans les rangs.
A parakou, le ralliement du vitupérant jeune premier maire de la ville, Rachidi Gbadamassi, se révéla très vite un miroir aux alouettes. Il n’eut pas beaucoup de scrupules à promettre le soutien de la ville à Adrien Houngbedji, après en avoir fait autant successivement à Séverin Adjovi, Yayi Boni puis Bruno Amoussou. Il ne vivra le scrutin présidentiel que depuis les geôles de la prison civile de Natitingou où une affaire scabreuse d’assassinat de magistrat le conduisit. Les visites répétées de Yayi dans la ferme de Ousmane Batoko à l’Est de la ville ne lui rapportèrent, au mieux, que d’habiles et arrides renouvellements de sympathies de la part du vieux révolutionnaire, fraîchement écorché par son cuisant échec à devenir maire de Parakou.
Bien-sûr qu’il ne pesait plus grand chose dans le landerneau politique locale, mais c’était une bonne caution dont le président de la Boad voulait tirer le meilleur profit. Surtout que le quartier Bâwèra dont Batoko était originaire, était transformé en citadelle anti-Yayi par le jeune ministre révisionniste de Kerekou, Arouna Aboubacar. Malgré les apparences, la situation était loin d’être rassurante à Tchaourou où se dessinait un bicéphalisme entre Yayi et un autre de ses frères de village, grande figure de Ecobank-Mali, un certain Kassim.
Ce dernier, réputé proche de Bio-Tchane et de Patrice Talon, ne manifestait aucune ambition politique précise. Mais son emprise sur une partie de la jeune élite de la localité était très visible. Yayi avait certes marqué la petite bourgade par un projet d’extension du courant électrique jusqu’à Papane, un projet financé par la Boad, il n’était pas encore, pour autant, perçu comme le leader naturel du coin. L’Atacora, dépourvu de leader politique fort en dehors d’un Kerekou finissant, ne présentait pas beaucoup d’équations insolubles. L’Ipd de Théophile Nata, de Moïse Mensah et autres Francis Da Silva était aux avant-gardes du yayisme naissant. Et cela devrait suffire.
A kouande, l’activisme de l’ancien Directeur général de la Sonapra, Abdoulaye Toko que Kerekou semblait avoir mis au garage, étouffa rapidement les molles résistances de Amouda Razaki dont l’anti-yayisme ne se démentira jamais. Après la mort de Saka Kina, kandi n’eût plus beaucoup d’éléments de marchandage avec Yayi. Ce ne fut cependant pas le cas de la Donga qui, pour une raison évidente, fit traîner le suspens. Le président de la Boad avait beau y multiplier les assauts par moult inaugurations d’infrastructures communautaires, il apparaissait évident que l’équation Bio-Tchane était la plus grosse épine dans ses pieds.
Il en était si conscient, qu’en décidant de tenir sa première rencontre politique secrète à Ouake, au domicile de son ami et urologue personnel Kessile Tchalla à la Toussaint 2003, au lieu de le faire le plus logiquement à Tchaourou, c’était un message subliminale qu’il s’envoyait à lui- même. Ce département tombera le plus tard possible, lorsque la nomination et le départ de Bio-Tchane pour Washington fut acté. L’adhésion rapide de Saka Lafia, avait très vite pacifié les velléités ethnocentriques auxquelles il avait habitué ses électeurs de Pèrèrè lors de ses combats électoraux désespérés contre Kerekou.
Mais il devrait désormais pouvoir leur expliquer pourquoi voter pour un candidat qui, quoiqu’on dise, n’était pas bariba. Les maquillages et les subterfuges n’y changeront rien. Yayi était nagot et non bariba. Et c’est exprès que, évitant les susceptibilités des leaders politiques baribas, il se fit discret pendant toute la pré-campagne, dans la zone tchabè où le Cap-Suru portait la bannière et devrait donner le change à des monuments comme Amos Elegbe qui ne voulaient absolument pas entendre le nom Yayi. » C’est un faux nagot », confia-t-il un jour au pasteur Michel Alokpo, parti une énième fois le démarcher. » Nous autres, nous ne connaissons pas de Yayi Boni à Savè. Qu’il reste chez lui là-bas à Tchaourou ». Sa sentence était implacable.
La montée dans la barque, du mécène Patrice Talon n’apporta pas que des réponses matérielles aux multiples équations qui se posaient au candidat Yayi. Elle apporta sur une réponse humaine. Les poches de résistance dans les grands bassins cotonniers du septentrion se rendirent progressivement. L’homme d’affaire montrait une tout autre dimension ; effrayante. C’était un homme politique en puissance, capable déjà, en 2006, de compétir honorablement.Yayi le perçu avant tout le monde…
Et c’est avec ce Patrice Talon que nous devrions démarrer, à 16h, une séance de travail à la cellule de communication. Il était d’ailleurs déjà là, dans une chemise claire qui laissait transparaître le tracé d’un débardeur. C’était une chemise comme je pouvais en avoir. Mais la réputation de milliardaire de celui qui la portait, déformait sans doute dans mon esprit, la réelle valeur du textile. Il était assis, dans une posture studieuse. A côté de lui se trouvait madame Claude Olory-Togbe. Didier Aplogan, Charles Toko, Alfred Sama et moi occupions le centre de la salle. Saca Lafia était debout, seul à côté d’un tableau porté par un trépieds et sur lequel plusieurs simulations de logos de campagne de Yayi étaient retenues par des punaises. Il avait un exposé à nous faire. Il était temps de tirer les choses au clair avec Tunde. Nous étions toute ouïe…
Tiburce ADAGBE
Mémoire du chaudron épisode 10
Le temps était venu de mettre le holà et de discipliner l’énergie débridée de Tunde. Dès qu’il jugeait intéressante une moindre photo de Yayi Boni, ses machines se mettaient aussitôt à tourner pour des dizaines de milliers de calendriers de tous format. Les choses s’empirèrent lorsqu’il fut rejoint par une autre grosse ponte du monde de l’imprimerie au Bénin : Jean Djossou, patron de l’imprimerie « Nouvelles Presses ». La rivalité commerciale qui existait antérieurement entre les deux, devint rapidement le moteur d’un activisme débordant de part et d’autre. C’était à qui imprimerait le plus de calendriers estampillés Yayi Boni. Le pays en fut bientôt inondé, à la grande satisfaction du candidat.
Le problème, c’est que la gestion de l’image échappait de ce fait à tout le monde. Et à trois mois du scrutin présidentiel, la chose devenait préoccupante. Le plus grave, c’est que Tunde, qui ne connaissait de communicant que l’exubérant Charlemagne Kekou de la télévision nationale, était sur le point de lancer le logo officiel du candidat. Dans sa tête, c’était simple comme bonjour. Cette information, parvenue à nos oreilles, rendit particulièrement furieux Didier Aplogan. Ça ne servait en effet à rien, de se battre autant que nous le faisions pour, in fine, laisser s’échapper la maîtrise de la principale arme de guerre.
De toutes les photos du candidat Yayi qui circulaient, il y en avait une qui revenait le plus et que je découvris pour la première fois, par le plus pur des hasards, dans le cartable de Tunde. C’était au cours d’une des réunions hebdomadaires que nous tenions depuis début 2014, tous les lundis soir, chez Francis Da Silva, à Akpakpa, non loin de l’hôtel Plm Aledjo. Fulbert Gero Amoussouga, les frères Ishola et Yakoubou Bio Sawé, Paulin Dossa, Francis Da Silva, Bovis Macaire, Alfred Sama, Mouftaou Laleye, un grand frère de Tunde (pas le vizir ! ), Tunde lui-même et moi, nous nous retrouvions à partir de 19h tous les lundis, dans cette immense propriété bourgeoise qui témoignait de la gloire passée de son propriétaire.
Francis Da Silva était en effet un magna du coton, sur le déclin. Son engagement et sa motivation à soutenir la candidature de Boni Yayi ne souffrait d’aucune distorsion. Membre fondateur et influent financier de l’Ipd, il mettait un point d’honneur à rendre nos rencontres le plus agréable possible. Et même si je trouvais bien souvent les sujets à l’ordre du jour assez plats et fades, je ne pouvais en dire autant de sa cuisine. Un de ces soirs donc, Tunde, au bout d’une longue digression, sortit une maquette de son cartable et le fit circuler autour de la table. » C’est notre logo de campagne » avait-il déclaré avec un petit sourire mesquin. Quand la feuille arriva à mon niveau, je remarquai cette photo représentant Yayi Boni, l’air perdu, songeur, avec un bras de lunette enfoncé dans la commissure des lèvres. Il ne pouvait y avoir pire image lorsqu’on veut rassurer un électeur, pensai-je.
Mais je connaissais assez bien Tunde pour savoir qu’il prendrait la moindre critique sur son chef-d’œuvre pour une attaque personnelle et que ce serait parti pour deux semaines d’ambiance glaciale entre lui et moi. Je n’en avais pas besoin. Le temps me formait très rapidement. Je glissai donc lentement le document à mon voisin immédiat autour de la table, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à l’image qui accompagnait celle du candidat : un majestueux cauris. « Ah cette affaire-là revient ? », me demandai-je silencieusement.
J’avais en effet entendu parler du cauris pour la première fois, lorsque Benoît Dègla, alors président de l’un des mouvements politiques de soutien les plus actifs à Yayi Boni, demanda un jour mon avis sur une proposition qu’il entendait soumettre au candidat. Il s’agissait d’un logo de campagne représentant Yayi Boni au milieu d’une carte du Bénin dont les contours étaient entièrement en cauris. Je lui fis part de mon inquiétude de voir le symbole du cauris heurter des sensibilités dans les milieux évangéliques et musulmans, mais l’encourageai néanmoins à l’envoyer à Yayi.
A voir la façon dont toute l’assistance appréciait du bout des lèvres la proposition de Tunde, je compris que personne ne voulait avoir affaire à lui. Il prit donc naturellement tous les hochements de têtes et les plissements de lèvres comme autant de compliments. Et quand le document revint à son point de départ, c’est à dire dans ses mains, il ne pût s’empêcher de nous faire une confidence qui en rajouta à mon irritation : » j’ai beaucoup travaillé sur ça avec le président einh »…La méthode Yayi se dessinait. Faire faire les choses par procuration sans jamais en donné l’air.
De toutes les façons, le petit exposé que venait de faire Saca Lafia ce soir-là au siège de campagne à Bar-Tito, dans le silence studieux de la salle de la cellule de communication, nous montra bien qu’une grande partie du vin était tiré. Cette photo de Yayi que Picasso aurait sans doute titré » L’homme aux lunettes », avait déjà fait le tour du Bénin et était accrochée dans les moindres hameaux du septentrion. La changer à cette étape du parcours nous faisait courir le risque de voir le vote analphabète se déporter sur tout autre candidat qui aurait la vicieuse idée de brandir des lunettes. Il fallait donc faire avec.
Didier ne décolérait pas quand vint son tour de prendre la parole. Il parla longuement de charte graphique, de couleur et de mise en scène de l’image. C’était agréable à entendre et en plus ça faisait savant. Charles se rongeait l’ongle de son annulaire gauche. A mon tour je re- exprimai ma crainte de voir l’image du cauris se retourner contre nous dans les milieux évangéliques et musulmans.
Dans un tout autre registre, Alfred Sama plaida pour que la couleur de fond du logo fût du bleue et non du vert. Le bleu en effet, étant une couleur primaire, était moins cher à imprimer que le vert qui est une couleur secondaire. Sa requête ne prospéra pas outre mesure. « Écoutez les amis, nous n’allons pas perdre davantage de temps « , enclencha Patrice Talon quand chacun de nous eu fini de parler. C’était la première fois que je l’entendais. L’épaisseur de sa voix dégageait plus de virilité que sa silhouette. Puis il développa : » sur le cauris, je n’ai rien à dire. Je trouve même que c’est une excellente inspiration parce qu’il s’agit de l’un des symboles les plus connus chez nous.
Mais je propose qu’il soit agrandi et posé plutôt en face de la photo. Pour la photo elle-même, le mal est déjà fait. Il va falloir peut-être dans la mesure du possible lui faire un lifting ». Un petit silence traversa la salle. Quelques usagers de la maison, désorientés, poussaient bruyamment la porte, avant de s’excuser et de la refermer avec encore plus de bruit. Je ne sus trop dans quel registre classer Patrice Talon. Homme d’affaire ? Homme politique ? Communiquant ? Car ce n’était pas la pertinence de son intervention qui me marqua, mais le sentiment qu’il me donna aussitôt qu’il faudra le convaincre sur tout. Une nouvelle facette ! D’autres, plus surprenantes suivront les semaines suivantes…
(Le chaudron en maintenance dès demain…Ce récit a commencé de façon accidentelle. Je ne l’avais pas programmé. Merci à tous pour les compliments. Mon inbox n’a jamais été aussi mouvementé !)
Tiburce ADAGBE
Mémoire du chaudron épisode 11
Décembre 2005. L’année s’étirait inexorablement vers son terme. Tellement le chiffre 2006 avait été martelé dans l’actualité politique les quatre dernières années, que le fait de se retrouver à seulement deux semaines de son avènement, me donnait une sensation presqu’iréelle. Nous étions en effet à la mi-décembre et le siège de campagne de Bar-Tito grouillait de monde et d’activités. Je pouvais y voir défiler à longueur de journées la plupart des leaders politiques, dont beaucoup s’affranchissaient déjà insolemment de l’emprise du Général Mathieu Kerekou.
Malgré le refus silencieux de Yayi d’y mettre les pieds, la présence de plus en plus régulière de son premier cercle de soutien à l’Assemblée nationale, ainsi que de certains visages qui étaient déjà identifiés comme faisant partie de son pré carré, légitimait largement ce siège aux yeux du grand public.Les plus visibles et les plus engagés de ces soutiens parlementaires étaient entre autres, karimou Chabi Sika, Debourou Djibril, Saka Lafia et André Dassoundo. Ils étaient en première ligne de la riposte populaire organisée contre la loi sur la résidence obligatoire de un an exigible à tout prétendant au fauteuil présidentiel et qui excluait d’office Yayi Boni. La cheville ouvrière de cette cascade de marches dans les soixante dix sept communes du pays, fut Saka Lafia, avec comme moteur financier Patrice Talon qui, au moment de ce combat contre l’exclusion, n’était pourtant pas encore ouvertement yayiste.
Les populations riveraines du septième arrondissement de Cotonou, égayées par cette ambiance inhabituelle dont notre siège de campagne irradiait leur quotidien, s’enthousiasmaient de façon naturelle pour le yayisme naissant.
Ce n’était cependant pas ce tohu-bohu devenu familier, qui occupait mon esprit cet après- midi là. Vautré dans le fauteuil directeur déjà déséquilibré depuis que Didier Aplogan s’y était assis deux fois, et que j’occupais quand Charles n’était pas présent, j’étais perdu dans mes réflexions. J’essayais de comprendre cette position étrange dans laquelle je me retrouvais et qui me permettait de voir venir à toute vitesse deux trains, roulant en sens inverses, sur les mêmes rails. Le choc était inévitable. La réponse que me donna Yayi un jour où, avec enthousiasme, je lui faisais le point des facilités matérielles quotidiennes que nous avions au siège de Bar-Tito, finit par me convaincre définitivement du clash post-victoire en vue. » J’espère que chacun fait le point de tout ce qu’il prend là « , m’avait-il répondu, la voix lourde.
Un autre détail me turlipunait. Je remarquais en effet qu’une certaine catégorie de proches du candidat ne mettait pas les pieds à Bar-Tito. Il s’agissait du lobby religieux évangélique que Yayi considérait comme sa dernière ligne de sécurité et à laquelle j’appartenais, ayant participé à sa mise en place. Ce lobby avait été bâti autour d’une dizaine de jeunes gens innocents et insouciants, d’obédience évangélique et fréquentant tous le Temple universitaire de l’église des Assemblées de Dieu. Un groupe au milieu duquel Paulin Dossa donnait souvent l’air de se tromper de génération. Nous avions du mal à déterminer son réel niveau intellectuel. Nous savions vaguement qu’il a étudié au Cuba. C’était le genre de profil peu étincelant que Yayi aimait déjà. Il avait un contrat à durée déterminée à l’IITA. Ce n’était pas l’envie de Bar-Tito qui manquait à ce groupe pour autant. Mais, habilement, ils étaient toujours directement orientés vers les imprimeurs Tunde et Jean Djossou pour leur approvisionnement en calendriers et posters de tous formats. Pour le reste, Yayi s’occupait personnellement de leurs desiderata.
A ce groupe de jeunes gens à qui Yayi savait tenir le discours religieux galvanisateur, se greffera progressivement des cercles de pasteurs et autres leaders évangéliques. Un article sommairement biographique que je publiai en fin 2003 dans un mensuel chrétien appelé » Shékina » et dont le promoteur n’était ni plus ni moins le remuant pasteur Michel Alokpo, fit en effet grand bruit dans les milieux évangéliques. Dans cet article que je soumis à validation de Yayi avant publication, je revisitai opportunément le parcours spirituel du président de la Boad, depuis son baptême dans la modeste chapelle Ueeb de Tchaourou, jusqu’à son retour en tant qu’enfant prodigue dans une église évangélique de Dakar, après plus d’une décennie dans un ordre ésotérique. Yayi qui, il est vrai , n’était pas à l’initiative de ce texte, surfa rapidement sur l’effet ainsi produit dans les milieux évangéliques qui étaient sa cible première.
C’est dans cet article qu’apparut pour la première fois, et sur insistance du prétendant à la magistrature suprême, son prénom « Thomas » qui ne figurait pourtant nulle part sur son état civile. Mais ça faisait chrétien. C’était son prénom de baptême. Car il était né musulman. Yayi n’hésitait donc pas, lors des nombreuses visites que nous rendions à différentes églises évangéliques dans le sud du pays pour y célébrer le culte du dimanche, à reprendre inlassablement ce temoignage devant de petites assemblées émues. Il n’hésitait surtout pas à reprendre mot pour mot le contenu de l’article. Ce magazine » Shékina » fut d’ailleurs la porte d’entrée du pasteur Michel Alokpo à cadjehoun. Un personnage très haut en couleur, ce Michel Alokpo…!
Je repense avec amusement à ce déjeuner privé auquel nous fûmes conviés chez Yayi et auquel Alokpo prenait part pour la première fois. Comme d’habitude, un « Saint-Emilion » du meilleur cru accompagnait l’igname pilé qui était de loin le met préféré du maître des lieux. Quand vînt le moment de passer au breuvage, Yayi, souvent très chaleureux à ces circonstances, entreprit de servir, de sa propre main, la demi-dizaine de convives évangelistes que nous étions. Il tendit naturellement la bouteille vers le verre du pasteur Michel Alokpo assis juste à sa droite, en accompagnant son geste galant d’un petit commentaire. » Pasteur, c’est mon Bordeaux préféré « , dit-il.
Mais à ma grande surprise, je vis Alokpo retirer promptement son verre en murmurant sans grande conviction quelque chose du genre » non … non merci. Je n’en prends pas. Je suis pasteur « . Tout aussi surpris, Yayi fit une petite blague puis passa la bouteille sur tous les autres verres qui, sans résistance, accueillirent l’agréable liquide d’un rouge velouté. A la tête d’orphelin que faisait ensuite Alokpo, je compris qu’il s’en voulait déjà d’avoir jouer à ce faux numéro et de se retrouver ainsi avec un verre d’eau minérale autour d’une table où le vin rouge scintillait dans toutes les coupes.
Mais Alokpo n’était pas homme à mourir de ses propres scrupules. D’un geste habile, il fit signe à l’agent du service traiteur qui se tenait impeccablement à l’écart. Celui-ci s’accroupit aussitôt à côté de lui pour prendre la doléance qu’il murmura. L’agent disparût puis revint avec un autre verre qu’il posa dignement devant lui. Puis, empoignant une seconde bouteille à moitié achevée qui trônait au milieu de la table, en remplit le verre du pasteur qui enfonçait son visage dans son assiette comme s’il voulait y aller directement avec les dents. Je réprimai péniblement une pouffe de rire. Yayi qui suivait la scène du coin de l’œil ne pût s’empêcher de se soulager en libérant sa parole. » Ah Pasteur… ? » fit-il avec beaucoup de sous-entendus. Nous éclatâmes tous de rire. Puis Alokpo, jamais vaincu, essaya, recits bibliques à l’appui, de nous expliquer la noblesse spirituelle du vin. Mais plus personne ne l’écoutait vraiment. D’ailleurs Yayi comprendra par la suite, au fil de ses rencontres avec les pasteurs évangéliques, que Michel Alokpo était loin d’être un cas isolé d’esquive sur fond d’esbroufe.
Le maillage systématique du milieu évangélique n’empêcha pas la persistance d’un problème qui devint au fil des jours la hantise de Yayi. Son nom : Luc Gnancadja…!
Tiburce ADAGBE
Mémoire du chaudron épisode 12
La réunion de clarification et de remobilisation qui se tenait ce dimanche dans la résidence en face du temple universitaire de l’église des Assemblées de Dieu, paraissait d’une grande importance pour Yayi. Un vent d’apostasie soufflait en effet sur le petit noyau autour duquel il avait minutieusement bâti pendant trois longues années la grande machine de mobilisation qui infiltra la moindre congrégation évangélique dans les hameaux les plus reculés du pays.
C’est que depuis plusieurs mois, le candidat se faisait de moins en moins accessible à ce groupe de jeunes pionniers du yayisme dont la plupart avaient pris leur engagement politique comme un devoir biblique. Mais Yayi avait, froidement, changé de paradigme de fonctionnement. Considérant avoir suffisamment avancé dans son maillage du milieu évangélique, il avait décidé de ne plus avoir pour interlocuteurs que les pasteurs et autres responsables d’église. Il y avait été sans doute encouragé par les plaintes sournoises et de certains de ces pasteurs qui, fins calculateurs, et voyant venir les enjeux, exigeaient de ne discuter qu’avec lui-même. C’était, après tout, les pasteurs qui dirigeaient les églises, pensait sans doute Yayi. Autant traiter alors directement avec eux. Et ça fait plus sérieux.
Les nombreuses réunions de prière organisées par des groupes de pasteurs en sa faveur à travers le pays, se faisaient désormais à l’exclusion de ces ouvriers de la première heures dont certains commençaient à exprimer à voix audibles leurs frustrations. Et bientôt de méchantes insinuations sur la sincérité de la chrétienneté de Yayi commencèrent à rencontrer un silence complaisant de la part de certains d’entre nous qui, parfois, les relayaient carrément. Avait-il vraiment rompu avec Eckankar ? N’avait-il pas une autre vie inavouée ? Avait-il des addictions cachées ? Le cas du dictateur tchadien Tombalbaye qui, porté à bout de bras par les milieux chrétiens de son pays, devint un redoutable bourreau pour l’église dont il fit enterrer vivants nombre de dirigeants, était de plus en plus agité.
Et si Yayi décida de revenir sur ses pas et de faire profil bas devant ce petit groupe, c’était surtout qu’il avait acquis la conviction que les nombreuses boules puantes qu’il recevait depuis un moment, venaient des lieutenants d’un autre prétendant à la magistrature suprême et qui pouvait jouir d’une plus grande légitimité dans le milieu évangélique que lui. Il s’agissait de Luc Gnacadja dont la candidature, en ce mois de décembre, devenait irréversible. Le candidat Yayi avait pourtant tenté le tout pour le tout afin d’obtenir le retrait de cette candidature qui devenait au fil des jours un cauchemar pour lui. Il n’y avait aucun doute, disait-il, cette candidature n’avait qu’un seul objectif : lui barrer la route dans le milieu évangélique. Et le manitou derrière cette candidature, selon lui, n’était autre que le pasteur Romain Zannou, jeune et fringant prédicateur qui fit son apparition sur la scène médiatique béninoise avec le retour au pouvoir du Général Mathieu Kerekou en 1996.
Le pasteur Romain Zannou était en ce temps-là une vraie méga-star dans les milieux évangéliques. Autant respecté, admiré que jalousé par ses autres collègues pour sa position privilégiée auprès du Général Mathieu Kerekou, il fut le premier pasteur à avoir flairé le potentiel que représentait Yayi dans la course à la succession du vieux caméléon. On le disait parrain de toute l’élite évangélique que Kerekou fit monter dans les grands milieux de décision, dont les moins connus n’étaient pas Joseph Sourou Attin , Luc Gnacadja et Simon- Pierre Adovelande qui prit son ascension dans la fièvre du festival Gospel & Racines. L’ombre de ce jeune pasteur planera sur tout le premier mandat de Kerekou 2 et même sur une partie du second.
Les origines de l’inimitié entre Yayi et le pasteur Romain Zannou demeurent brumeuses , mais avec cette constante que le pasteur reprochait à Yayi d’avoir juré en vain sur la Bible. Ce qui n’était pas rien comme accusation dans le milieu évangélique. Que s’était-il donc vraiment passé ce jour-là dans le bureau du président de la BOAD à Lomé ? Yayi avait-il vraiment nié devant le pasteur Zannou toute ambition présidentielle en allant jusqu’à jurer sur sur la bible ? Personne ne sait jusqu’à ce jour qui dit la vérité entre les deux protagonistes d’une scène qu’ils n’avaient vécu qu’à deux. Toujours est-il que le jeune pasteur qui, suite à un article publié par le journal » Le Progrès » en 2002, était allé proposer ses services comme coach spirituel à Lomé, en était revenu avec un sentiment de dégoût et de dépit. Yayi, soupçonnant une manœuvre des hommes du Colonel Houssou-Guèdè, avait simplement enfariné son interlocuteur. C’est vrai que Yayi, avant la parution de ce numéro qui jeta un jour cru sur lui, n’avait encore jamais osé discuter de ses ambitions politiques que dans un cercle très fermé dans lequel on pouvait citer ses deux amis d’enfance, Théodore Aloko qu’il fit monter à la Boad après sa nomination comme président de l’institution, et Ishola Bio Sawé. Il essayait de son mieux de ménager les susceptibilités du Général Mathieu Kerekou et surtout celles du timonier Gnassingbé Eyadema dont les moindres réactions auraient pu être préjudiciables à la poursuite de sa mission à la tête de l’institution sous régionale.
La frustration du pasteur Zannou fut donc grande quand le même Yayi qu’il affirme avoir vu jurer sur une bible, entama des manoeuvres de conquête dans le milieu évangélique sans aucune autre forme d’explication. Son engagement derrière la candidature de Luc Gnancadja en 2006 trouve peut-être là son essence. Il tenait sans doute à donner le change à un Yayi pour qui il n’avait désormais qu’un royale mépris.
La décision de Yayi de faire profil bas et d’accepter enfin cette séances souhaitée depuis des mois, était donc surtout motivée par la menace de dispersion des voix dans le grenier électoral évangélique que faisait planer la candidature de Luc Gnancadja. Yayi ne se sentant plus seul maître à bord, s’était humblement résolu à écouter ses premiers apôtres qu’il rangeait déjà sans état d’âme dans le casier des oublis. Et la séance qui venait de commencer ce dimanche, sera quelque peu tendue…
Mémoire du chaudron épisode 13
Le pasteur titulaire du temple universitaire de l’église évangélique des assemblées de Dieu qui tenait le rôle de facilitateur à cette rencontre, fit une petite introduction liminaire piquée de petites flatteries à l’endroit de celui dont la victoire, dans nos esprits, se dessinait de plus en plus nettement pour l’élection présidentielle, puis termina avec emphase par un émouvant » monsieur le président, vos soldats veulent vous parler ». Yayi qui semblait boire au sens propre ce petit discours introductif, fit signe au pasteur de prendre de prendre la direction de la séance. Chacun de nous eu rapidement la parole pour se présenter.
Quelques nouveaux visages s’étaient en effet ajoutés à ceux devenus habituel pour le candidat. Quand fut terminé ce genre de petit rituel, le premier d’entre nous qui fut autorisé à rentrer dans le vif du sujet, se remit à nouveau à se présenter. Ceci fit courir un murmure d’exaspération dans la salle. La manœuvre n’était pourtant pas innocente. En effet, Paulin Dossa et moi qui avions, dans le groupe, le privilège d’être en contact direct avec Yayi, avions le dos large pour subir les récriminations incessantes des autres. « Yayi ne connaît toujours pas mon nom » s’était agacé un jour l’un d’entre nous. Et la faute, pour eux, était forcément imputable à ceux qui, étant en contact avec lui, ne faisaient pas grand effort pour que les autres sortent de l’anonymat depuis trois ans. C’est à dire « Frère Tiburce et Frère Paulin ». L’occasion était donc belle pour rectifier « in live » ce « tchédjinnabisme ». Les échos de quelques accusations jamais ouvertement assumées, m’étais souvent parvenues, dans ce sens. Mais mes sept ans de pratiques relationnelles dans ce milieu, depuis mon baptême en 1998, m’avaient aguerri à maints égards. J’avais appris à ne pas attendre grand chose des effusions de spiritualité en ce qui concerne la vertue dans les relations interpersonnelles.
Une fois que le remous d’exaspération se fût calmé, celui qui avait la parole demanda, avec un geste de la main droite, la clémence de l’assistance, puis enchaîna : « monsieur le président. Depuis trois ans, j’ai parcouru routes et pistes pour prêcher votre nom. Mais aujourd’hui, j’ai une préoccupation. Je veux que vous nous confirmiez ici, devant Dieu et devant les hommes, que votre confession vis-à-vis de Christ est sincère ».
Un silence glaciale s’abattit quelques secondes sur l’assistance. Je sentais comme mille petites aiguilles futées me lacérer le corps. Même si j’avais déjà entendu ce genre de réflexion dans le groupe, je le mettais juste sur le coup de la frustration ambiante compréhensible. Car comment jugeait-on de la sincérité de la foi religieuse de quelqu’un ? Et ce genre de question, pensais-je, reprenait au mot près les flèches venimeuses que lançaient à longueur de journée les lieutenants de Luc Gnancadja.
Le duel Yayi-Gnacadja se déroulait à travers une ligne de faille invisible qui traversait le milieu évangélique. Il y avait en effet deux types d’évangélisme qui se toisaient et se défiaient de façon imperceptible pour l’observateur non averti. Il y avait l’évangélisme pondérée, froid, presque cérébral, incarné par des églises évangéliques séculaires établies au Bénin, comme par exemple l’UEEB ( Union des églises évangéliques du Bénin), les églises évangéliques baptistes, les églises évangéliques des Assemblées de Dieu. L’autorité de celle- ci sera rudement secouée par le courant évangélique pentecôtiste, caractérisé par un évangélisme plus démonstratif, surfant essentiellement sur les manifestations charismatiques et le para normale. Ce second courant, inspiré par le pentecôtisme nigérian, connu une progression fulgurante avec la montée en puissance des figures emblématiques comme le pasteur Romain Zannou, au milieu des années 90. Les tendances intégristes qui pouvaient parcourir régulièrement cette frange d’églises évangéliques, rendaient particulièrement nuisibles les suspicions comme celles que les lieutenants de Gnancadja faisaient ouvertement circuler sur notre candidat. Mais de là à venir poser une question aussi saugrenue…!
Mû comme par un ressort, je me tins aussitôt debout et pris la parole, sans l’avoir demander. Dans une longue digression nerveuse dont je ne me souviens plus aujourd’hui de la teneur, et qui avait l’avantage de dissocier le reste du groupe de l’initiative de cette question, je rassurai Yayi de notre disposition à maintenir le cap. Quelques applaudissements hésitants accueillirent mon discours. A ma suite, le pasteur prit la parole puis, après avoir déploré le manque de maturité de l’intervenant malheureux, présenta au nom de tout le groupe, des excuses à Yayi qui essaya ensuite longuement de donner l’assurance de sa hauteur d’esprit par rapport à l’incident. Une effervescente séance de prière clôtura la rencontre qui n’alla pas bien plus loin. Mais le mal était déjà fait. On ne touchait pas impunément à certains complexes de Yayi. Et à part Paulin Dossa et moi et peut-être un troisième, tout le reste de ce groupe de pionniers du Yayisme, après avoir fait le plus dur, sombra dans l’oubli pour les dix ans de règne du président Boni Yayi. Vous allez me parler sans doute de « Maman Glessougbe » .Je vous vois venir…
Assis donc dans ce fauteuil directeur ce jour-là à Bar Tito, je repensais à tous ces frères qui n’y mettaient jamais le pieds. Je repensais aussi à cette réunion fondatrice de la conquête du pouvoir à laquelle je pris part le 1er Novembre 2003 à Ouake et dirigée par Yayi en personne. Qu’étaient devenus les participants dont je ne voyais aucun au siège de campagne de Bar Tito ? Quelques éclaires inattendus avaient également zébré le ciel de ce côté là.
Tiburce ADAGBE
Mémoire du chaudron épisode 14
Quelque chose semblait ne pas tourner très rond ce lundi soir chez Francis da Silva au quartier JAK. Ça faisait plus d’une demi-heure que nous étions assis, mais le maître des lieux, qui dirigeait également nos réunions, était toujours au téléphone dans la vaste cour jouxtant la véranda où nous travaillions à cause de l’agréable courant marin qui la balayait. De ma position, je pouvais le voir, téléphone vissé à l’oreille, aller et venir lentement dans la cour faiblement éclairée par des lampes de jardin dont les lueurs étaient parfois atténués par des touffes de fleurs. Je distinguais parfaitement ses mouvements à travers le déplacement dans la semi-pénombre, de la couleur blanche de sa chemise en laine.
Ma première rencontre avec ce sexagénaire sympathique, bon vivant et au raffinement inattaquable, remonte à fin Novembre 2003 dans un décor plutôt inhabituel. C’était à l’occasion d’une réunion de prise de contact qu’il initia sur son bungalows construit sur pilotis au coeur du lac Ahémé. Une rencontre à laquelle Charles Toko et moi fûmes conviés. Je fîs le trajet jusque-là bas dans la voiture de Charles. Une Golf version Sport, si mes souvenirs sont bons. Inutile de souligner le grand écart que je constatai entre l’extérieur assez bien entretenu du véhicule et son intérieur puant le tabac et où traînaient des mégots.
Le bungalows était entièrement en bois et offrait toutes sortes de commodités. On y accédait par une longue passerelle également en bois, soutenue par deux rangés de pieux profondément enfoncés dans la vase du lac. Une fois dans ce bungalows qui offrait une vue panoramique rare sur le lac, Francis da Silva décrispa rapidement l’atmosphère en faisant une série de petites blagues au fur et à mesure qu’il nous serrait la main. J’avoue que je fus distrait tout au long de la réunion par l’image insaisissable des piroguiers vogant nonchalamment sur cette eau dont les vaguelettes faisaient un incessant ploc ! Ploc ! contre les solides pieux qui soutenaient la paillote. De temps en temps, l’effet du vertige aidant, j’avais l’impression que le bungalows dérivait. A la fin cette réunion de prise de contact qui nous marqua, il fut convenu que les réunions suivantes se tiendraient de façon hebdomadaire à Cotonou, au domicile de notre hôte du jour.
La résidence de Francis da Silva à Cotonou est une vaste propriété du quartier JAK. Zone anciennement bourgeoise, dont le prestige et la notoriété furent, au fil du temps, mis à mal par de nouveaux chantiers immobiliers aux abords de l’aéroport international de Cadjehoun et sur la zone ouest de la plage de Cotonou. Cependant, ce quartier dont la plupart des habitations cossues se vidaient de leurs occupants, conservait toujours sa fière allure d’antan. Situé à un jet de pierre de la grande mosquée, la propriété, entourée d’une haute muraille d’un blanc impeccable, était divisée en deux domaines. Au fond du premier domaine se dresse, majestueux, un bâtiment de belle taille abritant une vaste salle des fêtes polyvalente. La vaste cour qui y donnait accès était agréablement plantée de jardins et d’aménagements divers. C’est la « Résidence les Hortensias » qui accueillait chaque week-end, diverses manifestations de réjouissance. De là, on accédait au second domaine par un portillon métallique. Ici se trouvaient les appartements privés. Une grande villa de style brésilien entourée sur la moitié de son périmètre, d’une belle véranda.
Nous parcourions silencieusement cette grande véranda sur toute sa longueur pour rejoindre une autre, plus petite et moins exposée. Et puis là nous nous lachions comme des gamins. Cette discrète petite véranda était devenu, en effet, notre territoire après un an et demi de rencontres hebdomadaires ininterrompues. Charles s’y était fait voir une ou deux fois, mais avait vite disparu en pestant contre l’ambiance d’indécision et surtout d’inaction qui, disait-il, caractérisait les réunions.
Francis da Silva nous rejoignit enfin en s’affaissant lourdement sur sa chaise comme si tout le poids de l’humanité pesait soudainement sur ses épaules. Il poussa un profond soupir en grattant frénétiquement le grand bloc-notes posé devant lui sur la table, avec le dos de son stylo. Nous étions suspendus à ses lèvres. Puis, redressant brusquement le torse, il lança comme pour se débarrasser d’une patate trop brûlante : « mes chers amis, il y a une mauvaise nouvelle ». Il se tu encore quelques secondes qui me parurent une éternité, puis enchaîna : » notre frère de lutte Bio Sawé Ishola a rejoint le groupe des révisionnistes. Le ministre Arouna Aboubacar vient de le nommer directeur de l’Infosec. Je l’ai eu longuement au téléphone. Il a confirmé l’information et ne semble rien regretter. Je viens de raccrocher aussi avec le président Yayi, il nous demande de rester fort ».
Un silence plat s’abattit sur l’assistance. Je ne savais trop quoi penser de la situation. Pour tout ce qui le liait à Yayi, Ishola Bio Sawé était celui dont je pouvais espérer le moins une pareille désertion. Que s’était-il passé ? C’est vrai que depuis deux semaines, sa place habituelle autour de la table était demeurée vide. Mais ce n’était pas suffisant pour éveiller quelque soupçon que ce soit. En tout cas, pas sur cet ami d’enfance que tout semblait souder à Yayi et dont le jeune frère, Yacoubou Bio Sawé était le premier porte-voix du yayisme à travers le pays qu’il signonnait depuis 2001 pour susciter divers mouvements de soutien. Quelle lecture faire de la situation ? Ishola Bio Sawé était pourtant avec nous à Ouake.
Sorti de ma douloureuse torpeur, mon esprit s’attarda un peu plus sur une autre chaise qui restait inoccupée de façon continue depuis plus d’un mois. Celle du professeur Fulbert Gero Amoussouga. Un autre compagnon de Ouake qui ne décrochait plus son téléphone…
Tiburce ADAGBE
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