Bénin : une affaire de harcèlement sexuel en milieu professionnel devant la justice
En République du Bénin, le harcèlement sexuel est un délit puni par la loi. En milieu scolaire et universitaire, le phénomène est combattu avec la dernière rigueur. Mais dans les milieux professionnels du pays, le sujet reste encore tabou. Un tabou brisé par Madame Chimène* qui a poursuivi en justice son ex-patron, Directeur général d’une grande Société industrielle de la place.
Au Bénin, 3 femmes sur 5 sont victimes du harcèlement sexuel en milieu professionnel. Cette statistique « alarmante » des organisations de défense du droit de la femme en 2016 renseigne que dans le pays, des entreprises privées à celles d’Etat en passant par l’administration publique, les faveurs sexuelles sont souvent considérées comme principal facteur de recrutement et/ou de promotion des femmes. Mais le sujet reste tabou malgré les dispositions légales qui répriment le phénomène, notamment la loi n°2006-19 du 05 septembre 2006 portant répression du harcèlement sexuel et protection des victimes en République du Bénin et de la loi n°2011-26 du 09 janvier 2012 Portant prévention et répression des violences faites aux femmes.
« Généralement, les femmes qui en sont victimes du harcèlement sexuel dans le milieu professionnel sont dans une position d’infériorité hiérarchique, ou en période d’essai, ou encore en stage académique ou professionnel ; et il est difficile, voire pénible, pour elles de s’en plaindre… Le contexte économique morose, où il est de plus en plus difficile pour la femme de trouver un emploi, y joue aussi un rôle déterminant », a expliqué Rachel Mensah, militante pour l’épanouissement de la femme en Afrique. Le dossier d’enquête de notre rédaction sur le sujet était alors perçu comme une mission impossible.
En effet, les présumés victimes contactés se sont réservés le droit de raconter leur histoire. Les Directeurs de ressources humaines des entreprises que nous avons pu contacter sont trop occupés pour nous accorder une interview sur ce sujet qu’ils ont jugé superflu. Maître Huguette Bokpè Gnacadja, la célèbre avocate béninoise des causes féminines, que nous avons contacté semble avoir affiché un certain désintéressement au sujet.
La mission apparaît vraiment donc impossible jusqu’au 19 juin 2018 où, au détour du reportage du procès de l’affaire CNSS impliquant le célèbre syndicaliste Laurent Mètognon au Tribunal de Cotonou, nous avons suivi, de loin, l’audience correctionnelle de flagrants délits présidé dans une affaire de harcèlement sexuel qui oppose Madame Chimène et son ex-patron. Une audience qui a relancé de plus notre dossier d’enquête et qui nous a embarqué au cœur d’une histoire singulière que nous vous invitons à découvrir.
Dans la gueule du prédateur sexuel ?
Titulaire d’une licence en réseaux et télécommunications, Madame Chimène a exercé entre 2005 et 2009 en tant que technicienne des télécommunications. Une expérience qui lui a permis d’acquérir des compétences en technique commerciale (marketing, prospection, etc.). A ce titre, elle a fait ses preuves entre 2010 et 2016 dans plusieurs structures de la place dont une structure de distribution de courriers express, une banque et une société publicitaire. Pour le compte de cette dernière, Madame Chimène, dans sa stratégie de prospection de gros clients, a ciblé la société qui a la réputation de la plus grande industrie d’acier au Bénin.
Entre juillet et septembre 2016, Chimène s’est rendue deux fois à la société industrielle pour y proposer ses prestations de services (branding, conception et fabrication d’enseigne lumineuse, location de panneaux publicitaires etc.). C’est alors que le Directeur général (DG*) de ladite société lui aurait proposé de travailler pour lui en tant que chef service marketing. « Il m’a fait part de l’offre, des avantages et privilèges liés au poste de chef du service marketing. Le DG m’a suppliée d’accepter l’offre. Après 03 mois de réflexion, j’ai accepté. J’ai dû démissionner de mon ancien emploi », raconte-elle.
Le 06 janvier 2017, Madame Chimène, 37 ans et mère de deux (02) enfants, signe avec la société industrielle un contrat de travail d’un an renouvelable, avec trois mois d’essai, pour un poste d’Assistante du Directeur général chargée du Marketing et du protocole. Avec ce poste dont le salaire contractuel est évalué à plus de 400 mille francs cfa, elle a un grade hors catégorie et jouit de nombreux avantages. Mais cela n’aura été que de très courte durée. En effet, Madame Chimène a été successivement rétrogradée au poste de Chef service marketing, Agent commercial, et enfin à un poste d’archiviste. Poste qu’elle a refusé d’occuper le 08 décembre 2017 en évoquant les dispositions de son contrat de recrutement.
Qu’est qui peut bien expliquer trois (03) rétrogradations en moins d’un an ? Sans langue de bois, Madame Chimène nous répond : « Ces rétrogradations ont fait suite à mes refus répétés de ne pas satisfaire sexuellement le Directeur Général … J’ai pris fonction dans la société le 06 mars 2017. Apres la période d’essais de trois (03) mois, j’ai reçu le 14 juin 2017 une note de poste qui me fait Chef service marketing. Pendant cinq (05) mois à ce poste, j’ai eu à mon actif plusieurs réalisations (…) Le 02 novembre 2017, je reçois une note de service m’affectant au poste d’agent commercial. Ce déclassement hiérarchique n’a pas été justifié. Je n’ai jamais reçu un courrier mentionnant un manquement à la discipline ou une inconduite et encore moins pour rendements insatisfaisants. Aucune fiche d’évaluation ne m’a été soumise durant ces cinq (05) mois. Après être restée un (01) mois au département commercial, je reçois une autre note de service le 06 décembre 2017 m’affectant cette fois aux archives… Avant, pendant et après ces rétrogradations, je n’ai pas cessé de faire l’objet d’actes de harcèlement sexuel, d’attouchements corporels et de tentative de viol de la part du Directeur Général… ».
Une relation coquine qui a mal tourné ?
Après avoir décliné le poste d’archiviste, Madame Chimène a porté plainte contre le DG pour harcèlement sexuel, tentative de viol, violence et voies de faites. En raison des éléments de preuves dont elle était en possession (des vidéos et des enregistrements audio de présumés actes attouchement et de tentatives de viol), le DG a été convoqué le 29 mars 2018 par la police. Après son audition, il a été placé en garde à vue sur instruction du procureur. Il y a passé la nuit. Relâché le lendemain, il s’est présenté à une comparution immédiate le 03 avril 2018 au Tribunal de première instance et de première classe de Cotonou. Une audience correctionnelle de flagrants délits présidée par le juge Chibozo.
A cette audience, il a été présenté au juge, le procès-verbal de transcription portant interpellation. Dans ledit procès-verbal en date du 30 mars 2018, le DG, assisté de son avocat a exposé ce qui suit : « Courant 2016, Madame Chimène a pris contact avec la société pour prospecter les activités d’une société pour laquelle elle travaillait. Elle a été introduite dans mon bureau par l’auditeur interne de la Société. Une fois ce contact lié, une amitié est née entre Madame Chimène et moi, laquelle s’est rapidement muée en intimité. (…) Quelques mois plus tard, l’auditeur interne m’a proposé que la société pouvait la recruter comme responsable marketing, ce que j’aie accepté ».
Toujours dans le même procès-verbal, le DG a exposé la relation intime qu’il entrainait avec Madame Chimène et les privilèges qu’il lui accordait jusqu’au jour où son supérieur hiérarchique a commencé par se plaindre de son rendement. « Les choses allant de mal en pire dans son travail, il a décidé de lui changer de poste une première fois. La situation ne s’améliorant pas, il a décidé de lui changer une seconde fois de poste. Profitant de son intimité avec moi, dame Chimène m’a exigé de me débarrasser de l’auditeur interne, ce à quoi je me suis opposé », a indiqué le DG qui précise que Madame Chimène a déposé une plainte contre lui pour harcèlement après l’avoir piégé et enregistré leurs conversations comportant des déclarations qu’elle a provoquées.
Le DG Salim Baalbaki entre allégation et intimidation…
Au procès, Madame Chimène a nié en bloc les faits tels exposés par le DG dans le procès-verbal de transcription portant interpellation. Dans le procès-verbal de transcription de conversation orale, Madame Chimène a exposé qu’environ un mois après sa prise de fonction dans la société, le DG a essayé de la violer à plusieurs reprises sans succès. « Ne sachant plus à quel saint se vouer, elle s’est résolue à enregistrer quelques-unes de ses conversations avec le DG à partir de son téléphone portable », peut-on lire dans ce procès-verbal.
Dans le cadre de notre enquête, nous avons adressé, début juillet 2018, un courrier électronique au DG. L’objectif était de mieux de comprendre certains faits exposé par lui dans le procès-verbal de transcription portant interpellation. « Pourquoi Madame Chimène a-t-elle été rétrogradée trois (03) fois en moins d’un (01) an ? Pour incompétence ? Pour insuffisance de résultats ? Pour fautes lourdes ? Ou pour d’autres raisons ? Si éventuellement Madame Chimène était incompétente ou n’était pas à la hauteur de la mission à elle assignée, pourquoi vous ne l’avez licencié conformément aux dispositions de l’article 6 de son contrat de travail ? (l’article définit les conditions de rupture du contrat – ndlr) », avait-on, entre autre, cherché à savoir dans notre courrier.
Mais au lieu de réponse, l’avocat conseil du DG, nous a adressé le 09 juillet 2018 un courrier électronique dont voici le contenu : « Vous vous êtes permis d’écrire une correspondance électronique à mon client le 05 juillet 2018 dans laquelle vous vous êtes présenté en qualité de journaliste d’investigation et avez soumis mon client* à un interrogatoire relativement à un conflit qui l’opposerait à Madame Chimène, ex-employée de la Société que dirige mon client. Pour y répondre, je vous prie de noter que votre démarche est totalement illégale et tombe sous le coup des lois de notre pays. Primo, vous n’avez aucune qualité vous permettant de soumettre mon client à un questionnaire. Secundo, mon client n’a aucune obligation de vous répondre. Tertio, il s’agit d’une affaire pendante devant les juridictions. Pour finir, je retiens du contenu de votre correspondance que vous faites chanter mon client et en même temps que vous le menacez. Je voudrais simplement rappeler à votre attention que la loi vous interdit de publier quoi que ce soit sur la vie privée de mon client. En tout état de cause, mon client* sous défend de lui écrire à nouveau. Il se réserve le droit d’engager des poursuites judiciaires contre vous en cas de récidive et de publication d’information sur lui sous quelque forme que ce soit. A bon entendeur ! »
Harcèlement et violences faites aux femmes. Que dit la loi ?
Au terme de la loi n°2011-26 du 09 janvier 2012, les violences à l’égard des femmes sont définies comme tous actes de violences dirigés contre le sexe féminin et causant ou pouvant lui causer un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée. Selon la même loi, le harcèlement est le fait pour quelqu’un (…) d’imposer des contraintes, d’exercer des pressions ou d’utiliser tout autre moyen aux fins d’obtenir d’une personne en situation de vulnérabilité ou de subordination, des faveurs de quelque nature que ce soit y compris sexuelle à son profit ou au profit d’un tiers contre la volonté de la femme harcelée.
« Compte tenu du fait que la plupart des viols et des violences ont lieu dans des endroits privés, cachés aux yeux de témoins potentiels, la justice béninoise doit élargir les catégories de preuves à charge et prendre en compte les témoignages oraux des victimes. Le témoignage d’une victime à lui seul peut soutenir une conviction intime », dispose l’article 15 de ladite loi qui précise en son article 30 que : « Pour toute infraction pénale qui réprime des violences physiques ou sexuelles, le fait que la victime et l’auteur jouissent d’une relation domestique, sera retenu comme circonstance aggravante. La peine maximale en matière délictuelle est aggravée par cinq (05) ans d’emprisonnement et celle en matière criminelle est aggravée d’au moins dix (10) ans ».
Le verdict du Tribunal…
Dans cette affaire, le DG risquait gros. Il a plaidé non-coupable, mais le ministère public a requis à son encontre 24 mois de prison et 25 millions fcfa de dédommagement à la victime. Pour une meilleure appréciation des faits, renseigne une source judiciaire, le juge en charge de l’affaire, à l’audience de comparution immédiate, a demandé une retranscription des fichiers audio/vidéos – éléments de preuve – par un huissier du parquet.
Après plusieurs reports, le Tribunal a convoqué les deux parties à une nouvelle audience le 19 juin 2018. A cette audience, l’huissier du parquet a présenté la retranscription des audio/vidéos, laquelle a été très vite contesté par l’avocat de Madame Chimène qui a demandé une contre-expertise des fichiers transcrits.
La demande de contre-expertise des fichiers transcrits de l’avocat de Madame Chimène est rejetée par le juge, qui statuant sur la retranscription de l’huissier du parquet, a livré son verdict. Le DG est acquitté des accusations de harcèlement sexuel mais condamné par le Tribunal pour violence et voies de faites assortie d’une caution de 500 mille fcfa et un dédommagement d’un (01) million de fcfa à la victime.
« J’étais effondré du jugement. Comment peut-on parler de violences et voies de faites dans un contexte professionnel sans qu’il n’y ait au préalable harcèlement sexuel ? » s’est demandée Madame Chimène, le cœur dans la gorge, avant d’ajouter : « J’ai trop souffert de tout ce que j’ai vécu… Les séquelles sont énormes et à la limite irréversibles. (…) Je me retrouve sans emplois à 38 ans avec 02 enfants parce que j’ai décidé de garder ma dignité ». Insatisfait, les deux parties ont fait appel du jugement.
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